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Mon Paris Photo –Brigitte Ollier

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Episode 1 : aux marches du Palais

Comme je suis d’une nature superstitieuse (jamais sous une échelle !), j’ai une amulette dans ma poche gauche. Un bracelet chiné à Coyoacán, un quartier au sud de Mexico, lors de ma visite à Manuel Alvarez Bravo, en 1999. Je ne crains pas les mauvaises rencontres – les rassemblements professionnels sont de parfaits simulacres, où chacun s’en tient à sa posture, sauf rare exception dadaïste -, mais les mauvaises ondes. En sortant du métro Champs-Elysées-Clémenceau, tel un coup de clairon à l’aube, une gerbe de fleurs gît sur le trottoir. Un signe ? Levant les yeux, j’aperçois le général de Gaulle, statufié. Oh oh oh, je respire, les fleurs ont été déposées à sa mémoire par l’Union Gaulliste de France, comme chaque 9 novembre, qui est aussi, coïncidence, le jour d’ouverture de Paris Photo, quinzième édition.

Direction : le Grand Palais, monument universel. Plusieurs entrées comme dans les grands hôtels (VIP, presse, public qui a déjà réservé son ticket, public sans ticket). Les sentinelles ne discutent pas. Si pas le bon passe, impossible de passer : je passe. Arrivée dans la Nef, et ce sentiment quasi indescriptible d’une beauté parfaite, à échelle humaine alors que la Nef du Grand Palais pourrait quasiment accueillir les tournois de tennis de Roland-Garros : la photo en novembre, le tennis en mai, ça aurait de la classe, peut-être même du sens. Les galeristes affichent leur joie de ne plus être dans les sous-sols du Louvre que j’appréciais pour y avoir croisé, enfant, Belphégor, sous le masque de Juliette Gréco.

Ici, au Grand Palais, d’évidence, la lumière règne. Il y a moins d’énervement puisqu’il est possible, à toute heure, de suivre la progression de la lumière jusqu’à la nuit tombée, « sous la plus grande verrière d’Europe ». La Nef, horloge naturelle, décor bio idéal pour un tournage de James Bond, entre deux salons, ou bien de la suite de Mars Attacks ! (qu’on attend, même si pas prévue). Beaucoup d’excitation palpable, Paris Photo pousse en quelques jours en plein désert, comment ne pas songer à Las Vegas, sa roulette, ses casinos, ses jetons, ses mariages express ? Ambiance plutôt chaleureuse dans les galeries (117 au total, majorité de galeries françaises, 40, et américaines, 20, une Finlandaise, une Suédoise, une Polonaise). Les dix-huit éditeurs sont à part, regroupés dans un même espace où il aurait fallu installer des canapés Chesterfield, tant les livres, comment ne pas le répéter inlassablement, restent l’une des dernières manifestations palpables de la fantaisie et de l’intelligence des humains. Le livre, bouillote de l’esprit.

Remarque : la sophistication artificielle de certains stands tourne au ridicule. Accessoires de parade : seaux de champagne alignés, parquet en bois clair, tapis, mobilier vintage et fleurs naturelles, petite cabine privée pour les clients de poids. Chaque matin, rituel, l’International Herald Tribune est distribué aux exposants.

Qui est là ?
Dans le désordre des souvenirs. Agathe Gaillard, souveraine. Françoise Huguier, de retour de Bamako, en partance pour le Cambodge. François Pinault, incognito, comme s’il promenait son chien. Jack Lang, nez collé sur un Alex MacLean, tout en bavardant avec Gabrielle Maubrie, galeriste passionnée. Peter Galassi, ex Monsieur Photo du MoMA de New York (Museum of Modern Art), chaloupant dans les allées, comme à la patinoire. Josef Koudelka, apparaissant dix secondes pour disparaître aussitôt du stand de l’éditeur Steidl où Patrick Remy, en dégradé de violet, présente les dernières parutions (Paul Graham, Seydou Keïta, Paulo Nozolino). Massimo Vitali, conteur chaleureux, donne des nouvelles de ses copains-paysagistes, Gabriele Basilico, pour ne citer que lui. Béatrice Didier du Point du Jour à Cherbourg-Octeville, concentrée. Pieter Hugo, Prix Seydou Keïta des Rencontres de Bamako, chouchou des visiteurs de la galerie Stevenson (Cape Town), symbole d’une Afrique d’ouverture. Paul Cottin, de Guingamp, et ses mille projets pour le centre d’Art et de Recherche GwinZegal. Jérôme Bonnet, pensif, sur une marche d’escalier. Hans-Michael Koetzle, francophile rayonnant, qui vient de sortir Eyes on Paris, hommage à la capitale des Lumières.

Etc.
Quelques généralités – ou plutôt un sentiment général. La prédominance des tirages grand format, qui tournent vite au poster quand le sujet ne tient pas. Ou, même s’il tient, qui procure un effet d’abus, et qui paraît anachronique, curieusement. Le manque de photographies anciennes, comme si le business sans complexe du vingt-et-unième siècle était déjà trop loin de l’imaginaire du dix-neuvième. La force paradoxale du contemporain, qui offre de l’oxygène au médium photographique. Une sensation inexplicable d’américanisation, peut-être le spectre de Las Vegas en version parisienne. Le retour du noir et blanc. La jeunesse du public (international) et sa curiosité. Sa patience, aussi une heure d’attente pour prendre son billet, le 11 novembre, à 12 h 30, entrée : 25 euros, 12 euros pour les étudiants ; il se murmure que le Grand Palais pourrait viser progressivement 100 000 visiteurs (38 000 l’an passé). La rigueur des galeries réputées, où le tirage ne se décline pas en plusieurs formats, pour décorer le salon ou le sapin de Noël. L’impossibilité de s’y retrouver dans les prix, un peu comme dans l’immobilier (mais ce n’est pas une nouveauté de l’année). L’absolu d’André Kertész : qui mieux que lui ? L’intensité de Louis Faurer : qui mieux que lui (bis) ? L’engouement des collectionneurs pour la photographie africaine, à l’image de la collection privée Walther, présentée en vedette à Paris Photo. Accrochage un peu paresseux, comme s’il fallait déjà uniformiser les goûts (Fosso, Sidibé, Keïta), voire les contraindre à entrer dans une histoire ordonnée, à l’équilibre entre l’Europe et l’Afrique. Mais une pièce très rare, inouïe, The Bantu Tribes of Bantu Africa signée de l’Irlandais Alfred Martin Duggan-Cronin, à la chasse au trophée dans les années 1928-1954, comme Curtis et ses indiens d’Amérique. Question : la photographie n’est-elle qu’une affaire d’idéologie ?

Episode 2 : comment je craque 206 033 euros en quelques heures
Et, tout à coup, l’envie de se jeter à l’eau, et d’acheter, après tout, Nef ou pas Nef, il est aussi question d’argent, une foire est une foire. J’achète au feeling, sans trop réfléchir. J’achète ce qui me plaît. J’achète ce qui n’a pas de point rouge. Je ne cherche pas à négocier, bien sûr, je demande juste le prix, peut-être j’ai parfois mal noté, le stress du débit. Mon budget : on verra bien, je n’ai rien à craindre avec le triple A, je n’ai rien signé et mes achats sont virtuels.
Go BO, go go go!

1 – Viviane Sassen
Saint-Louis, 2010
5 500 euros
Stevenson, Cape Town
Un homme dans un filet, la tête enfouie, comme s’il avait plongé dans un rêve, pêcheur repenti qui ne veut plus manger de poissons. Onirisme. Couleurs magiques, jaune du logo Adidas, vert du filet, touches de bleu. Atmosphère paisible. Sensorialité. Quelque chose comme un instant de grâce.
Viviane Sassen, née en 1972 à Amsterdam, a passé son enfance en partie en Afrique de l’Est, avant de repartir aux Pays-Bas. Elle travaille autour de cette double appartenance, et a publié Parasomnia (Prestel).
Une autre photographie de Sassen – un jeune homme avec un livre sur la tête (Codex, 2010) – est imprimée en couverture du catalogue de Paris Photo.

2 – Robert Longo
Sans titre (Men in the cities), 2009
14 000 euros
Galerie In Camera, Paris
C’est un diptyque. Noir et Blanc. Un homme qui saute, une fois, deux fois. Pirouette. La scène se passe à New York. Derrière l’objectif, c’est Robert Longo (né en 1953) qui réfléchit à l’idée du tir, entre autres. Ce sont des études. Tout ce que j’aime. Beaucoup y voient comme des sursauts d’hommes qui viennent d’être touchés par des balles. Moi, non.
Les tirages argentiques sont signés.
L’Américain Robert Longo, connu pour ses dessins au fusain, entre autres, a été photographié par Terry Richardson en 2009, devant un squale, prêt à le croquer.

3 – Lewis Baltz
Laguna Niguel, 1973
30 000 euros
Gallery Luisotti, Santa Monica, Etats-Unis
Elle est juste à côté d’un ensemble de 25 éléments, The Tract Houses (1971), qui est la meilleure façon d’apprendre l’alphabet avec Lewis Baltz (né en 1945), comme professeur privé. Mais, ce qui m’intrigue, c’est ma Laguna Niguel, extrait de la série The Prototypes Works, 1967-1976. Du grand art autour du vide et du plein. Quand je regarde longtemps le vintage, j’ai l’impression que le mur bouge, qu’il ondule comme un serpent sous le soleil californien. Fatigue ? Non, talent de l’artiste, à faire déplacer la géométrie de la vie. Lewis Baltz reste Lewis Baltz.
Pas très loin, il y a un jeune homme endormi, une image de Ron Jude, pas mal, mais j’ai déjà acheté mon pêcheur. Ne pas oublier de réfléchir à tous ces gens photographiés endormis.

4 – Yto Barrada
Dormeur Figure # 5, 2006
13 000 euros
Galerie Polaris, Paris
Yto Barrada (née en 1971 à Tanger) est l’une de mes artistes préférées. Elle bouge. Avance. Remue des montagnes et même les plaines. Je m’aperçois que je suis encore près d’un homme endormi. Nous sommes à Tanger, dans un parc, où se réfugient ceux qui ont fui leur pays. Ils n’ont plus rien, ils ont brûlé leurs papiers, ils attendent. Quand je vois cette série d’Yto Barrada, je pense à ce cliché d’Henri Cartier-Bresson (1932), qui me paraît comme l’expression de sa dualité, un autoportrait inconscient. Deux hommes, à Marseille, en 1932. L’un, Noir, endormi, on l’imagine, trop fatigué ; l’autre dans son costume de scène, genre bourgeois, nonchalant, peut-être un ami d’HCB.
J’aurais pu acheter aussi Stéphane Couturier, et même Eric Aupol, et même Mari Bastashevski. Mon rêve de midinette milliardaire : et hop, j’achète tout le stand de Bernard Utudjian, galeriste attentif.

5 – Thomas Struth
Lotte Hotel, Ulsan, 2010
120 000 euros
Galerie Marian Goodman, Paris/New York
Quand Andreas Gursky donne parfois l’impression de mal vieillir, enfin, pas lui, ses tirages XXL, Thomas Struth surprend : il arrête le regard. Le tirage est grand, 152 cm x 316,7 cm, ça aide probablement. Là, nous sommes en Corée, face à un fragment de paysage, des immeubles, petits grands, qui protègent des centaines de vies cachées. Il s’y passe mille choses qu’on cherche à deviner, c’est comme un saisissement contemplatif. Thomas Struth (né en 1954 en Allemagne) a une puissance d’analyse. Il est fort. Il dit qu’il aime le cinéma d’Ozu. Moi aussi.
J’aurais pu acheter aussi David Goldblatt, présent sur plusieurs stands de Paris Photo, et dont le travail est d’une intelligence rare.

6 – Nontsikelelo Veleko
Sibu, 2003
6 000 euros
Galerie Magnin-A, Paris
Bien sûr, d’abord le look de Sibu, styliste. Les fleurs rouges, du vert, du blanc, le chemisier rose, les lunettes d’aviateur qui reflètent une maison, le brassard noir sur un bras. Et sa façon de poser les mains sur les hanches, mains fines et délicates. Pas un sourire, mais l’expression même du sourire.
J’essaie de lire le graffiti, j’imagine que c’est écrit Homecoming, je fredonne « Maybe we can start again », de Kanye West, son blues de Chicago.
Nontsikelelo Veleko est née en 1977 à Bodibe, Afrique du Sud.

7 – Charlotte Dumas
Moxie, 2011
5 500 euros
Galerie Paul Andriesse, Amsterdam
J’allais partir, jeudi après-midi, et je l’ai vu, lui, Moxie, l’un des cent chiens qui a participé à sauver des vies dans les ruines du 11 septembre. Dix ans plus tard, ils ne sont que 15 à être encore en vie. Charlotte Dumas les a photographiés chez eux, aux Etats-Unis, sa série s’appelle Retrieved. Un livre a été publié, je ne l’ai pas, j’aimerais bien.
Charlotte Dumas, née en 1977 à Vlaardingen, Pays-Bas, a photographié des chevaux, des tigres, et des chiens. Peut-être que j’aurais dû acheter toute la série. Tous mes copains aiment les chiens.

8 – Manuel Alvarez Bravo
Fotografias, 1945
12 000 euros
Librairie 213, Paris
Arrêt obligatoire sur le stand d’Antoine de Beaupré, libraire de fond, pour voir de près l’édition originale de Fotografias (1945), de Manuel Alvarez Bravo (1902-2002). Tout est déjà là du plus grand photographe d’Amérique latine, son style inimitable, sa simplicité magistrale, son aura. Antoine tourne les pages, et resurgissent les souvenirs de ma visite à Mexico alors que Don Manuel avait 97 ans. Sa voix d’écureuil. Sa culture. Son attention à décrire le monde, surtout le Mexique, son eldorado.
Fotografias est une mine d’or, les textes comme les images, imprimées dans un gris assez clair, surprenant. J’achète, je devrais l’acheter en vrai. Mais, au moins, je l’ai vu, en vrai : déjà ça.

9 – Denise Colomb
Denise Colomb aux Antilles, 2009
33 euros
Filigranes éditions, Paris
Impossible de quitter Paris Photo sans saluer Patrick Le Bescont, l’âme de Filigranes. Depuis 1998, quatre cents livres ont été publiés par cet éditeur hors normes, toujours de bonne humeur. Ces livres me sont familiers, ses auteurs aussi. Stéphane Duroy, Bernard Descamps, Corinne Mercadier, Anne-Lise Broyer, Mohamed Bourouissa, Marco Barbon, Catherine Poncin, Alain Fleisher, Françoise Nuñez, Philippe Bazin, Emeke Okereka, Marion Poussier, Magdi Senadji, Laure Vasconi, Bernard Guillot, Denis Roche, Bernard Plossu, Dominique Mérigard, Didien Ben Loulou, Karen Knorr, Raphaël Dallaporta…
Qui choisir ?
Denise Colomb, disparue le 1er janvier 2004, à l’âge de 101 ans. Extrait de la présentation de son exposition au jeu de Paume, en 2009. « En 1948, Aimé Césaire l’invite à se joindre à une mission ethnographique à l’occasion du centième anniversaire de l’abolition de l’esclavage. (…) Confrontée à la pauvreté, aux clivages sociaux et aux préjugés raciaux, Denise Colomb mesure l’écart entre la légende et la réalité de ce paradis qu’Aimé Césaire qualifie d’“absurdement raté” ».
Tiré à 1200 exemplaires, Denise Colomb aux Antilles, enrichi d’un texte de Noël Bourcier, est encore disponible. Une aubaine. Un hommage à une femme splendide.

Total de mes achats : 206 033 euros. Pas si mal pour un début. Avec de l’entraînement, je pourrai devenir une collectionneuse compulsive. La jouissance d’acheter à l’œil.

Brigitte Ollier

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