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Marrakech : Portraits Marocains du Studio Douamna – Collection Jean Marc Tingaud

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La galerie 127 basée à Marrakech fête cette année, ses 10 ans. A cette occasion elle organise une exposition unique issue de la collection de Jean Marc Tingaud composée de portraits Marocains du Studio Douamna. Cette exposition est également inscrite dans le cadre de la programmation de la Biennale de Marrakech.

Portraits marocains

Une Collection

“J’ai d’abord vu des regards dans ces portraits du studio Douamna. Alignés dans la vitrine et tournés vers la rue, ils fixaient indéfiniment au dehors le peuple agité des vivants.

La boutique était située dans la rue de la Bahia, une des rues les plus passantes de Marrakech, qui conduit du Palais à la place Jemma El Fnaa en traversant la médina. Parfois très étroite, il y coule pourtant dès les premières heures du jour un flot ininterrompu de passants, de porteurs avec leurs charettes à bras, de calèches et même de “petits taxis”, dans un enchevêtrement souvent inextricable, parmi les cris, les gaz de mobylettes et les parfums d’épices.

Au milieu du tumulte, la boutique était une oasis, un refuge pour les amis, une fontaine intarissable de thé à la menthe. Il arrivait même qu’on y trouve le temps d’y faire des photos dans un petit studio caché dans l’arrière boutique. C’est là, parmi les décors de toile peinte que naissaient les “identités”, preuve irréfutable de l’existence de tout individu aspirant à la reconnaissance administrative.

Primitivement destinée à orner quelque document officiel, il arrivait par un curieux hasard, qu’elles n’en restent pas là, que l’image franchisse à nouveau le seuil du studio. L’”identité”, cette fois, voulait s’y faire une beauté: Agrandie, retouchée, peinte ou coloriée, pour finir encadrée de bois polychrome doré et vernis, elle irait prendre place dans l’intimité douce et silencieuse des panthéons familiaux.

Comme il les avaient ouvertes au début des années trente, le Studio Douamna a fermé ses portes, discrètement. De ses archives n’ont pu être sauvées que les images qui constituent cette collection On trouve aujourd’hui à sa place, dans la rue de la Bahia, un marchand de djellabahs…

Du lange au linceul se sont tissées des vies. Dans le regard direct et fixe de chacun, dans l’encadrement d’un visage s’écrit toujours la singularité énigmatique d’une destinée et les marques tout aussi mystérieuses de la mémoire intime. L’étymologie latine nous dit que le visage est ce que l’on voit de l’autre, le lieu où l’on montre ce que l’on est, ce qu’on présente à la vue d’autrui, ce qu’on lui donne à voir de soi. Dans l’échange des regards ( je te vois, tu me vois ), il peut y avoir plus que l’amorce d’une mise en abîme, le début d’un osmose et les signes prémonitoires de l’effusion amoureuse. Je regarde ton visage, je te dévisage. Le regard fond dans l’autre et se retrouve dans celui que tu me renvoie, fusionne infiniment, se dissout dans l’image de l’autre et finit par revenir au «même». Ces regards là ne sont pas différents du mien, même si chacun d’eux nous identifie parce qu’il nous différencie de l’autre. En cela aussi, de manière plus prosaïque, la photo d’identité trouve son utilité.

Mais ce visage, déposé à la surface fragile du papier, est également le symbole de ce qui fonde notre appartenance à l’humanité par ce qu’elle génère de mémoire et d’interrogations. Dans la photographie, dans celles-ci particulièrement, l’enjeu est d’importance puisque le court instant saisi de l’autre s’inscrit dans la durée pour ne pas dire l’éternité.Si l’on s’attardait un peu, on y distinguerait non pas une angoisse mais une sorte d’étonnement face à la perspective de la mort. L’insistance immobile de ces regards nous dévisage et, s’ils nous troublent, ce n’est pas seulement par leur beauté.

Au Fayoum aussi, deux mille ans plus tôt, le cadre de la peinture se réduit presque à un visage nous regardant fixement. Les portraits réalisés in vivo anticipent la disparition. Ce n’est qu’après la mort qu’ils (ré)intègrent l’emplacement du visage, réservé dans l’entrelac des bandelettes enveloppant le corps momifié du défunt. Ici, entre avant et après, l’instant de la photographie fige l’image capturée du portrait et du même coup le fait basculer à la fois dans le passé et dans la promesse de la disparition et devient relique. Et la encore, l’éventail des âges, des genres, des rangs des personnes représentées nous renvoie à l’universel de nos destinées.

La photographie révèle en faisant surgir l’image de l’ombre. Elle met en lumière, permet à l’image, non seulement de voir le jour, mais aussi d’être vue par d’autres, d’être transmise. En cela elle révèle une existence, une nouvelle naissance qu’en un instant elle immobilise. Ce que le cinéma écrit sur la durée, la photographie le fait dans l’instant, dans des fragments de vie immédiatement convertis en minuscules parcelles d’éternité. Elle nous renvoie alors à la pierre, à la stèle, à la sculpture funéraire. Le portrait, réalisé du vivant du « modèle » pré-figure sa mort. Post mortem, la même image change de statut et devient support de la mémoire du défunt.

Ces images accidentèlement exposées en vitrine pour attirer le chaland et démontrer un savoir faire étaient en fait destinées à vivre dans l’intimité familiale, à l’abri des regards étrangers. Ce fut la source de longues palabres avec le maître des lieux qui ne comprenait pas que je puisse tant m’intéresser à ces portraits au point de vouloir en prendre possession : « Ce n’est ni vous, ni quelqu’un de votre famille » s’étonnait-il. Et il fallut attendre quelques jours avant le déménagement de la boutique pour qu’il fût finalement convaincu de me les céder et que ces merveilles ne soient pas irrémédiablement détruites. Cette disparition programmée se transforma donc en résurrection… Miracle qui nous renvoie à cette belle question de Luc (24.5) :  » Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ?  »

Il nous faut bien alors parler de Dieu, de l’absence d’image pour le représenter. Alors que déjà, dans le Talmud, on pouvait lire : «Tout les visages sont interdits sauf le visage humain», le dogme de l’anicônisme contenu dans certaines interprétations du Coran et imposé à certaines époques fut entâmé par l’intrusion de peintres européens pratiquant la «peinture de Palais» dans les cours des princes arabes. La photographie, inventée en Occident, suivit les mêmes chemins et devint d’un usage très populaire.

Curieusement, les formes et pratiques font penser à ce que Dominique Clévenot, évoquant les peintures d’al-Wâsitî, peintre irakien du XIIIe siècle, dit de ses oeuvres: « On aurait tort de parler à leur égard de réalisme au sens pictural du terme. Plutôt qu’une représentation directe de la réalité, la peinture d’al-Wāsiṭī se révèle à l’analyse être le produit d’une combinatoire d’élément iconiques en nombre relativement réduit et la mise en application de modes structurels qui doivent peu aux lois de l’optique. […] les œuvres d’al-Wāsiṭī reposent fondamentalement sur le principe de la juxtaposition de figures découpées plaquées sur le fond non peint de la page. » Cette manière très particulière de disposer les « icônes » nous renvoie naturellement aux images du studio Douamna. Là aussi, les portraits sont détourés, isolés du contexte. On pourrait les voir flottant sur un fond presque absent, d’autant que le portrait, photo d’identité agrandie, est traité en noir et blanc. Mais à la différence de celles-ci, peintres, graphistes ou coloristes suivant les cas, reviennent à postériori sur le motif pour l’enluminer de formes et de couleurs. On retrouve là des pratiques proches de ce que ce que le grand spécialiste de l’art islamique Oleg Grabar qualifie d’«esthétique de l’ornement». Ces techniques sont multiples et mutiformes: aquarelle, mine de plomb, crayons de couleur, peinture à l’huile même, dont la brillance génère parfois des jeux de surface avec les parties mates dont la trame parfois apparaît.

La modestie des moyens utilisés et une certaine «rusticité» des techniques servent toujours l’intention de rendre la représentation du modèle la plus vivante et la plus séduisante possible afin de mieux l’honorer.

Des premiers constats d’Aristote en Grèce à Ibn al Haytam au 10e siècle découvrant en Arabie le phénomène optique ouvrant la voie à la « camera oscura » de la Renaissance, de celle-ci à l’invention de la photographie par Nicéphore Nièpce en 1816 dans un village de ma Bourgogne natale, des peintures du Fayoum en Basse Egypte à cette petite échope anonyme de la médina de Marrakech s’est déroulé un invisible fil d’Ariane, traversant époques, cultures, mers et continents…

C’est sans doute aussi parce qu’elles ont fait ce très long voyage que ces simples images, aujourd’hui, nous émerveillent.

J.M Tingaud

EXPOSITION
Portraits Marocains du Studio Douamna
Du 24 février au 25 mars 2016
Dans le cadre de la Biennale de Marrakech
Galerie 127
127, Avenue Mohammed V,
Marrakech,
Royaume du Maroc
T : 00212(0) 524 43 26 67
[email protected]
http://www.galerienathalielocatelli.com
Ouvert tous les jours de 11 heures à 19 heures (sauf le lundi).

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