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Musée Magazine : entretien avec John Baldessari

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John Baldessari est sans doute l’un des artistes les plus importants du XXIe siècle, auteur d’œuvres qui bouleversent l’iconographie culturelle. Nous avons choisi d’évoquer dans cet entretien sa série Shape of Reason Missing, car les foules expriment le chaos en créant une énergie collective imprévisible. Lorsque le « Je » se retrouve submergé par le « Nous » , et que les limites de l’individualité sont dissoutes, les gens en viennent à commettre des actes d’obscénité ou de violence qu’ils n’auraient jamais fait s’ils avaient été seuls. A l’opposé de cet état d’esprit, on trouve aussi des actes d’une grande solidarité, de soutien et d’empathie. En nous séparant de notre conscience, les foules nous désindividualisent, à l’encontre du concept de développement de l’individualité, valorisé pendant des siècles par la société occidentale. Nous perdons ce qui nous définit personnellement, ce qui nous distingue des autres, pour commencer à penser et agir de la même façon, engloutis dans un seul et même grand être, une catégorie. Au sein d’une foule, hors des valeurs personnelles ou des normes, la sensation de l’être est jetée dans l’état de chaos.

Andrea Blanch : Commençons par votre série Crowds with the Shape of Reason Missing (Foules sans la forme de la raison). Pouvez-vous nous dire comment l’idée est née ? Pourquoi avoir choisi ces images en particulier ? Quelles sont vos références politiques ?

John Baldessari : La politique n’est pas vraiment présente en amont de mon travail. A cette époque-là, j’étais très influencé par l’ouvrage d’un psychiatre vietnamien célèbre, The Shape of Crowds. J’aimais l’idée que les foules avaient une forme. J’ai donc prélevé plusieurs scènes de foules dans des films, en supprimant le milieu avec de la peinture, pour qu’on voit que la foule m’attirait. Bien sûr, il n’y a plus de vraies foules dans les films maintenant, elles sont toutes numérisées.

Vous dites qu’un artiste ne doit pas réinventer la roue, faire du grand spectacle ou être virtuose. Vous avez pourtant inventé beaucoup de choses. N’est-ce pas ce qui attire l’attention des gens sur vous ?

Ça fait partie de la vie. Si on veut être intéressant, il faut toujours se réinventer. Si vous êtes en soirée, en train de parler à quelqu’un qui n’arrête pas de répéter la même chose, vous finissez par partir, non ?

Absolument. Je ne peux pas concevoir que vous perdiez un jour votre identité.

Et bien, non. En quelque sorte, chaque artiste doit établir son moi. Un moi qui vaut la peine d’être regardé, sinon personne ne prendra la peine d’examiner son œuvre.

Qu’est-ce que j’apprendrais en suivant vos cours au CalArts ?

Je n’ai pas enseigné depuis des années. Je crois à l’essai et à l’erreur. Si une chose ne fonctionne pas, on en essaie un autre. Je repense à l’un de mes étudiants, Matt Mullican, qui est un artiste assez connu maintenant. Il avait fait une installation : quelqu’un se mettait dans l’entrée du CalArts avec un miroir pour capter la lumière du soleil et quelqu’un d’autre l’attrapait jusqu’à ce que la lumière entre dans la salle de classe. J’avais trouvé ça plutôt inventif.

Le public est fasciné par certains de vos dispositifs, la façon dont vous utilisez l’absence dans beaucoup de vos œuvres, en supprimant le point d’attention. C’est un effet qui attise la curiosité, en même temps qu’il donne envie d’en avoir plus.

C’est vrai. Mes œuvres terminées seront à la galerie Marian Goodman à partir du 11 novembre. Elles traitent de Jackson Pollock et de Thomas Hart Benton, son professeur. Les centres des toiles sont obturés de grands rectangles de peinture d’un blanc pur. On voit certaines choses, mais il manque aussi beaucoup d’informations. Comme vous le savez, une jupe doit être courte, mais pas trop.

Comment choisissez-vous les photos qui intègrent votre travail ? Par goût ?

Il y a des raisons de choisir une imagerie, plutôt qu’une autre. Historiquement, j’ai utilisé certaines parties de l’anatomie, comme la main ou le nez. Quand je choisis une image, c’est souvent parce que le bras ou l’œil de quelqu’un m’attire. Ça me suffit.

Avant d’organiser la crémation de votre propre travail dans The Cremation Project, vous utilisiez déjà des fragments dans vos œuvres. Comment ce projet est-il né ?

A cette époque, j’avais un ami qui travaillait pour une compagnie de panneaux d’affichage. Je lui avais demandé si je pouvais utiliser les panneaux qui lui restaient. On utilise dans le jargon le terme de « panneau 24 feuilles », ce qui signifie qu’on peut y coller 24 feuilles de papier. Ça m’a donné l’idée de faire des parties de choses. Je suis très influencé par 1/24ème d’image.

Comment vivez-vous le chaos au jour le jour ?

Je vous laisse imaginer les calmants.

Dans un entretien avec Susan Collins, vous avez déclaré que les images et les mots pouvaient être interchangeables. Pourriez-vous donner un exemple ?

En termes de langage, dans une conversation, quelqu’un essaie parfois d’expliquer quelque chose en disant : « Je vais vous faire un dessin. » On choisit cette méthode pour expliquer. Ce serait génial si quelqu’un développait l’idée d’un dictionnaire en images pour les enfants.

Les émojis sont un langage visuel. Je suis curieuse de connaître votre avis sur l’interdisciplinarité, la façon dont les différents langages artistiques se contaminent les uns les autres. Quelles sont vos idées sur ce point, et comment ont-elles nourri votre pratique artistique ?

Je suppose que les différentes pratiques se contaminent ou s’influencent entre elles. J’ai été très influencé par John Cage dans mon œuvre plastique, alors que c’est un compositeur. Donc je suppose que oui.

Votre œuvre est-elle un moyen de guérir votre ennui ?

Je le fais chaque jour, comme en état de mort. Je cherche à faire quelque chose qui m’intéresse ou qui intéresse l’un de me assistants, ou n’importe qui d’autre.

A quoi ressemble votre routine quotidienne ?

Je retrouve l’un de mes assistants pour gérer tous mes emails, etc. Souvent, je me renseigne sur les artistes qui m’intéressent. En ce moment, Joan Miró et Francis Picabia. Je regarde leurs œuvres jusqu’à y trouver une idée pour mon travail. Puis je commence à jouer avec cette imagerie.

Votre exposition à venir chez Marian Goodman traite de Jackson Pollock et Thomas Hart Benton. Vous avez dit que Pollock vous avait inspiré la prise de risque dans votre œuvre. En quoi vous a t-il également influencé ?

Il y a un avant et un après Pollock. Il a changé la donne en art. C’est ce qui m’a motivé. Et Hart Benton, parce qu’il était le prof de Jackson Pollock.

Avez-vous déjà été tenté par l’idée de travailler à Hollywood, dans le cinéma ?

Personne ne me l’a encore jamais demandé. Mais je dirais sans doute : « Oui, bien sûr. »

Vous avez fait presque 200 expositions : pourquoi vous considérez-vous comme un paresseux ? Vous avez été tellement prolifique.

Je viens d’un milieu strictement religieux et mes parents ont toujours dit que j’étais paresseux. Donc je me suis toujours considéré comme un paresseux.

Dans un article, vous avez déclaré avoir un rapport très religieux à l’art, être concentré, abandonner quelque chose. Quand ils vous ont demandé ce qu’il fallait abandonner, vous avez répondu « l’idée d’être un playboy international. » [les deux rigolent]

Ah, ça me plaît.

C’est tellement drôle ! Vous êtes passé à côté ?

Vous savez, c’est ça la célébrité, et être célèbre aujourd’hui veut dire beaucoup. De temps en temps, je vais quelque part et quelqu’un vient me dire : « Je peux prendre une photo avec vous ? » Je réponds : « Oui, d’accord. » Donc, à priori, les gens me reconnaissent. Je ne sais pas comment, mais ils me reconnaissent, et ils veulent prendre une photo avec moi. « D’accord, pourquoi pas ? »

Vous êtes un artiste extraordinaire. Merci de nous avoir offert de votre temps. Tout le monde dit que vous êtes très généreux, c’est pour ça ?

Attendez… Vous, vous avez envie que je vous offre des bonbons? [les deux rigolent]

Interview par Andrea Blanch.

Andrea Blanch est la fondatrice et rédactrice en chef de Musée Magazine, publication photographique basée à New York.

Cet entretien a été publié dans le numéro 16 de Musée Magazine, sorti au mois d’octobre 2016 et disponible pour 65 dollars.

http://museemagazine.com/

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