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Lindbergh et Winogrand : Des femmes dans la rue

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Quiconque s’intéresse à la “photographie de rue” de nos jours envisage un large spectre de motivations et opinions sociales, humanistes, politiques ou documentaires, qui ne partagent qu’un seul point commun, l’espace de la rue. On peut considérer que l’origine de la photographie de rue remonte aux études parisiennes d’Eugène Atget Paris pittoresque et Le vieux Paris, au début du siècle dernier. Eugène Atget a immortalisé les rues de sa ville natale à l’aide de son grand appareil photo à plaques autour de 1900. Cependant le tournant le plus important pour la photographie de rue a été l’invention du compact Rolleiflex, développé vers 1927 comme prototype d’appareil portatif rapide.

La photographie de rue a commencé à prendre de l’ampleur au début des années 50, lorsque des photographes tels que Robert Frank ou Henri Cartier-Bresson se sont mis à arpenter les rues avec un Leica léger en bandoulière et à s’exprimer intellectuellement et artistiquement. Avec ces deux géants de la photographie de rue, on peut déjà discerner les différentes méthodes d’approche et d’intention. Cartier-Bresson s’est surtout attaché à saisir des moments insolites, tandis que Robert Frank a utilisé la rue comme reflet de la situation politique et sociale de toute une nation. Pour son livre Les Américains, Robert Frank a voyagé à travers tous les États-Unis entre 1955 et 1956 afin de tirer le portrait d’une nation en changement, prouesse qui reste encore à ce jour inégalée. Ses photographies documentent l’humeur d’un pays en capturant des scènes de rue, caractérisées par la tristesse, l’élan mystique, la vitalité, la concentration ou l’absurde. Une ombre plane sur un trottoir, un drapeau entre deux fenêtres “décapite” les habitants qui regardent dans la rue… Dans ces clichés, le spectateur perçoit ce qui élève une photographie au rang d’œuvre d’art et donne une valeur emblématique à une image.

Garry Winogrand, qui est né et a grandi dans le Bronx, appartient à la génération de photographes qui a développé le genre de la photographie de rue avec une dévotion passionnée et une approche très esthétique et artistique, et ce avant même que le médium photographique soit considéré comme un art. Aujourd’hui les pionniers de la fin des années 50 et 60 sont considérés comme des héros, et leurs prouesses artistiques restent des références. Lee Friedlander, Diane Arbus, Joel Meyerowitz, Tod Papageorge, William Klein, William Eggleston, Tony Ray-Jones, Bruce Davidson, Elliott Erwitt et Stephen Shore sont de ceux-là.

Grâce aux photographies de Garry Winogrand et de son ami Joel Meyerowitz avec lequel il sillonnait presque quotidiennement les rues de New York entre 1962 et 1966, à la recherche d’instants et de sujets, on peut miraculeusement discerner ce qu’est l’essence de la photographie de rue. Plus importante que la vue photographique qui cristallise la perception d’une situation, c’est l’attitude du spectateur qu’il faut examiner, ainsi que la compétence sociale du photographe envers celui qui est face à lui dans la rue.

C’est précisément dans ce dialogue entre le photographe et le reste du monde que se déploie le secret de la photographie de rue, comme une scène de théâtre sous l’œil du photographe. La qualité du cliché réside dans ce phénomène presque physique : l’énergie qui se dégage entre le protagoniste et le photographe. C’est la manifestation de l’éphémère associée à l’autonomie de l’individu faisant partie d’un tout qui élève une photographie au rang d’œuvre, qu’elle soit en couleurs ou en noir et blanc. L’œil photographique capture la situation, tandis que la chaleur et l’énergie du moment dictent la composition et le cadrage, mais c’est le doigt, en pressant sur le déclencheur, au centième de seconde près, qui imprime cette expérience immédiate d’un instant unique sur la pellicule.

Le regard de Garry Winogrand est toujours centré sur la personne, le personnage important et son contexte. Les femmes qu’il a rassemblées dans son livre iconique Women are beautiful (les femmes sont belles) constituaient son sujet d’obsession favori. Il ne considérait pas les femmes comme des objets, ni comme un espace de projection pour une société dominée par les hommes, mais il a réussi à faire surgir et à mettre en valeur leur beauté intérieure. Un geste, un regard, des jambes élégamment croisées, la sensualité ou la grâce d’une posture… Winogrand ne nous montre pas de belles femmes, il nous donne la véritable raison pour laquelle n’importe quelle femme peut être perçue comme belle, dans son individualité. « Chaque fois que je vois une femme séduisante, je la photographie de mon mieux. Je ne sais pas si j’ai photographié de belles femmes, mais je sais qu’elles sont belles sur mes photos. »

Peter Lindbergh, star incontestée de la photographie de mode et inventeur du phénomène des « top modèles », insiste lui aussi sur l’attention portée à la personne et non au modèle. « Je veux photographier de vraies personnes, pas des modèles. Ce qui m’intéresse, c’est trouver la réalité derrière les apparences. » Même si ses modèles, telles Naomi Campbell, Linda Evangelista, Tatjana Ptitz et Cindy Crawford, comptent parmi les plus belles femmes de la planète, l’objectif de Peter Lindbergh s’attache à capturer la personne dans son individualité, au-delà de la beauté superficielle des traits. Il s’interdit de porter atteinte à la dignité de ses modèles, de les dégrader pour en faire des objets, au contraire, il tient à préserver leur intégrité d’être social. « Préserver leur intégrité inaliénable constitue le cœur même de sa démarche artistique. »

C’est peut-être la raison pour laquelle les images en noir et blanc de Lindbergh se distinguent nettement de la masse des photographies de mode sans âme, et ont franchi les portes des musées internationaux depuis la fin des années 90. La proximité avec l’art se manifeste dans l’attitude de Lindbergh envers ses sujets. L’empathie et le respect pour l’être humain, associés à une sensibilité de photographe de rue sont une constante dans ses photographies, tout comme dans celles de Winogrand. Il est frappant de constater non seulement une même énergie intense, presque palpable, mais aussi un dialogue artistique avec le phénomène de la rue, ce qui signale la proximité artistique et esthétique de ces deux photographes exceptionnels.

La série de Peter Lindbergh On Street (dans la rue) a été conçue comme une histoire de mode et provient en grande partie des rues de New York (depuis la fin des années 80). Cependant Lindbergh déconstruit les stéréotypes du monde de la mode grâce à son regard anthroposophique. Il a souvent recourt à l’ombre, à la superposition, à la dissimulation, et n’hésite pas à rompre l’axe de vue afin d’éviter de créer un point focal clair, et d’obtenir une profondeur de champ que l’on retrouve dans les images de Garry Winogrand.

Le fait de décentrer le regard aide le spectateur à se faire son propre avis. Le photographe ne met pas la raison de son choix au centre de l’image, il distribue des signifiants multiples sur toute la surface de la photographie. Tout comme Jackson Pollock dans le domaine de la peinture, Lindbergh et Winogrand répartissent l’attention sur toute l’image. Si l’on étudie les photographies de Winogrand en termes de dialogue, on peut les classer en quatre catégories, qui permettent de comprendre les codes de la photographie de rue. Chaque photographe est issu de la confrontation entre le photographe en tant que protagoniste et son alter ego antagoniste. Ainsi on retrouve les éléments de base de la communication classique. Mais contrairement à cette dernière, le photographe artistique a conscience de son rôle de catalyseur, de protagoniste prudent et protecteur entrant en relation avec la rue et les passants. Il a compris que les stratégies d’invisibilité – bref contact visuel, sourire, ou même dialogue à proprement parler – sont souvent plus efficaces qu’un cliché artificiel.

Cette forme de communication apparaît le plus clairement sur les images dans lesquelles la sympathie envers le photographe se manifeste, par exemple par un sourire. Une autre forme de dialogue réside dans la situation où la présence du photographe est perçue, et que l’interlocuteur confirme silencieusement cette conscience. Dans le troisième type d’image, la distance et l’espace entre les interlocuteurs sont plus grands et l’élan photographique est mû par un événement marquant, une scène particulière, un instant grotesque ou comique, mais le contact direct entre le sujet et le photographe n’est pas perceptible. Dans ce cas le photographe s’efforce de produire un instantané qu’il sous-tend délibérément d’un commentaire, parfois à l’aide d’un cadrage particulier (dans le cas de Winogrand, qui peaufinait souvent son travail par le recours à des angles dynamiques). Le quatrième type de clichés concerne la maîtrise des scènes de rue traitées comme des tableaux vivants, comme dans l’Action Painting : le photographe attend le moment parfait pour que tous les éléments de l’image soient distribués dans l’espace photographique et qu’ils se trouvent dans une dynamique de dépendance mutuelle.

Ce domaine d’élite de la photographie de rue est monopolisé par une poignée de photographes. Des références et des liens entre les significations surgissent d’éléments qui n’ont à l’origine aucun rapport les uns avec les autres. Le fait que ces éléments soient dispersés sur toute la surface de l’image empêche de saisir d’emblée toute la portée du cliché. Mais une observation attentive et patiente permet au spectateur de se fondre entièrement dans le décor, dont il devient partie intégrante.

C’est cette grande maîtrise des codes de la photographie de rue qui fait le talent de ces pionniers, ainsi que de Peter Lindbergh qui parvient instinctivement, avec le degré d’énergie et de sensibilité nécessaire pour se mettre à l’écoute d’une situation, d’un modèle, d’une personne, à atteindre une authenticité qui semble, dans ses meilleurs clichés, repousser les frontières entre la mise en scène et la réalité.

Ralph Goertz

Ralph Goertz est commissaire d’exposition à l’Institut für Kunstdokumentation und Szenografie de Düsseldorf en Allemagne.

Lindbergh/Winogrand, Women on street
Du 3 février au 30 avril 2017
Institut für Kunstdokumentation und Szenografie
Ehrenhof 2
40 479 Düsseldorf
Allemagne

http://www.iks-medienarchiv.de/

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