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Alex Webb, D’ombres et lumières

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La A. Galerie, à Bruxelles, expose le photographe de Magnum Alex Webb.

Où qu’il aille, d’Istanbul aux Amazones, du Mexique à Haïti, Alex Webb prend le pouls du monde dans la rue, non comme un voleur de vies, mais comme un ambassadeur du regard des peuples, là où se lisent les joies mais aussi les souffrances et les drames. C’est un pouls rythmé, proche de la tachycardie, où un instant devient plusieurs, une fraction de l’existence d’une seule personne se mêle à celle d’une autre, puis d’une autre, sans que l’on sache quelle scène apprécier en premier. Une force, rendre compte de la complexité du genre humain en une vision tout aussi sophistiquée. Ses images sont comme des patchworks d’histoires en couleurs, où les hommes le regardent, se regardent, travaillent, résistent, jouent, pensent, profitent, s’interrogent, rient, éprouvent. Un jeu de cache-cache avec ses congénères pour lequel il a une astuce : manier les ombres et les lumières, comme aucun autre, et ainsi cacher des choses ou en révéler d’autres. Pour mieux interroger l’œil et la conscience. Contraste avec la frénésie : Alex Webb a l’attitude discrète, le regard doux et la barbe d’un écrivain qui s’est enfermé pendant des semaines, révélateurs de cette poésie du quotidien qu’il semble entretenir depuis ses 6 ans et l’achat de sa première boîte à image, un Kodak au drôle nom de Brownie. L’appareil photo, pas le gâteau.

À Ostia Antica, en Italie, se tiennent encore les ruines du port de la Rome antique, et une humble forêt de conifères. Quand il était petit, lors d’un voyage en Europe, Alex Webb y a cueilli une pomme de pin. Ce fruit, il l’a rapporté à ses parents et à l’un de leurs amis, Giorgio Bassani, auteur de The Garden of the Finzi-Continis (Le Jardin des Finzi-Continis). « La pomme était bien plus grosse que celles du Connecticut », se souvient-il. « J’ai rejoint mes parents en courant, j’étais tout excité de leur exhiber mon trophée. Mais Bassani s’est penché pour me la prendre et l’a brandie bien haut. Il allait la jeter par terre. « Voyez, disait-il, c’est comme ça qu’on les casse, en Italie, pour récupérer les pignons de pin. » J’ai éclaté en larmes et Bassani, sans doute un peu gêné d’avoir provoqué la détresse d’un gamin américain, m’a gentiment rendu ma pomme de pin. Je l’ai baladée partout avec moi pendant les deux mois et demi que nous avons passés en Europe. Je l’ai rapportée avec moi aux États-Unis. »

Né à San Francisco en 1952 de parents passionnés par la littérature, le dessin et la sculpture, Alex Webb a grandi sur la côte Est des États-Unis, entre New York, le Connecticut et le Massachussetts. Une enfance durant laquelle la création a toujours fait partie des habitudes, le poussant dès son plus jeune âge à imiter ses parents et se familiariser avec les arts visuels. « J’ai dessiné, peint et parfois sculpté dès mon plus jeune âge », explique-t-il. « J’ai eu la chance d’avoir le soutien indéfectible de mes parents. Leur vie baignait littéralement dans les arts et ils encourageaient la plupart des efforts créatifs de leurs enfants. Mon père publiait et éditait, écrivait de la fiction en secret, et jouait à l’occasion les photographes. Ma mère était dessinatrice et sculpteur. Mon frère est peintre et enseigne à Pratt. Quant à ma sœur, qui a envisagé brièvement de s’échapper en prenant une voie scientifique, elle est devenue illustratrice ornithologique et auteure de livres pour enfants. Durant notre enfance, l’art était partout : dans l’atelier de ma mère, les musées que nous parcourions régulièrement, ou encore la vaste bibliothèque de mon père, qui comprenait une belle collection d’ouvrages photographiques ».

Depuis trente ans, Alex Webb partage sa vie avec Rebecca, sa femme, elle aussi talentueuse photographe, et ainsi une partenaire privilégiée de flânerie photographique. Ensemble, ils habitent au bel étage d’un ancien manoir du XIXe siècle, dans le quartier de Park Slope, à Brooklyn. Une belle demeure qu’il s’estime heureux de pouvoir louer compte tenu des loyers élevés new-yorkais. Leur salon est une véritable explosion de tirages photographiques, de maquettes de livres, d’ouvrages en littérature ou photographie, de romans et de poèmes. Parmi eux, aux murs, figurent en bonne place leurs propres images, celles d’amis, des peintures, des dessins et une exceptionnelle collection de masques – du Mexique, de Porto Rico, de Vanuatu – qu’Alex Webb a amassés durant des années, simplement « parce qu’ils l’ont toujours intrigué ».

Quand Rebecca et Alex Webb sont las de New York et de son bouillonnement constant, ils trouvent refuge à Wellfleet, petite ville côtière de la presqu’île de Cape Cod, dont le nom dérive de « Whale Fleet » (« flotte de baleines »). C’est là que ses parents ont acquis en 1960 une maison de campagne, ou d’été, à l’atmosphère reposante, d’où ils peuvent profiter du si particulier climat marin, entre brises et soleil, et déchaînement de vents et marées. « Au début des années 1960, de nombreux intellectuels new-yorkais trouvaient refuge à Wellfleet et nous en comptions bon nombre parmi nos amis », raconte-t-il. « Je me souviens que chaque été, notre famille se rendait à la soirée d’anniversaire de Katie Kazin, fille d’Alfred Karin, le célèbre critique littéraire et culturel. Tous les ans, j’y voyais le même type, qui faisait des tours de magie. C’était Edmund Wilson, qui était à l’époque l’un des plus grands critiques et historiens du pays. Avec mon épouse Rebecca Norris Webb, nous passons autant de temps que possible à Wellfleet. Photographe, Rebecca est également ma partenaire en création. Nous allons là-bas pour éditer nos photos, écrire et faire la mise en page de nos ouvrages. Pour moi, la qualité de certains de mes livres les plus récents, de ceux de Rebecca et de mes travaux collaboratifs, est directement liée au fait que nous y travaillons depuis Cape Cod. Ces lieux sont pour nous un sanctuaire créatif ».

Peinture et photographie

Les images d’Alex Webb ont le don de bercer ceux qui les observent. Et ce malgré la frénésie qui s’en dégage, l’abondance d’éléments et leur récurrente teneur politique. Cela tient en partie à un sens prodigieux de la composition dans laquelle les plans se chevauchent, s’accordent ou dialoguent entre eux. Parfois, cette singularité se manifeste par une subtile abstraction – apparition du mystère, absence d’information, à contre-courant de la photographie documentaire. Un langage proche de celui de la peinture, une discipline à laquelle Alex Webb s’est d’ailleurs essayé avant la photographie. Des peintres, il aime en particulier Giorgio De Chirico et Georges Braque. Le premier, on le devine, pour son sens du surréalisme, cette « écriture du songe », et ses œuvres métaphysiques. Le second pour son audace et ses recherches chromatiques. « Je crois que, très tôt dans ma vie, leurs visions et leurs transformations artistiques de l’univers ont influencé ma lecture du monde, qui est clairement esthétisée. Ça ne s’est pas fait de façon intentionnelle ou rationnelle. Cela fait partie de ma façon de percevoir les choses et de les voir. Il est logique d’estimer que mon enfance, mon éducation et probablement même mon héritage génétique ont joué un rôle. J’ai toujours été intrigué par les images complexes en m’intéressant non seulement à l’objet ou à la personne devant moi mais surtout à la façon dont des éléments multiples peuvent coexister et se qualifier les uns les autres – ma perception de l’univers est celle d’une complexité inexplicable. Quand je suis dans la rue, en train de prendre des photos, je suis à la fois en osmose totale avec le monde et en train de rêver. Mon esprit flotte, tandis que mes yeux et mes autres sens restent en alerte ».

Plusieurs fois dans sa vie, dans des moments de doute, le photographe américain a pensé se tourner vers l’écriture de récits fictionnels, « influencé par son père ». La littérature comme exutoire. Comme prémices de certains voyages et réalisations aussi. Citons l’auteur britannique Graham Greene qui a amené Alex Webb à Haïti et à la frontière américano-mexicaine, pour des travaux qui aujourd’hui font référence. Ou encore Garcia Marques et Vargas Llosa, dont la magique façon de dépeindre la réalité l’a grandement marqué pour ses voyages en Amérique Latine. « J’ai également été largement influencé par le concept de l’instant décisif, introduit par Henri Cartier-Bresson, ainsi que l’ouvrage Les Américains, de Robert Frank. Je me suis rapidement intéressé à certaines images complexes du paysage social signées par Lee Friedlander, ainsi qu’aux scènes urbaines sombres de Ray Metzker. Et enfin, il est une musique qui vient s’harmoniser parfaitement avec mon travail, et c’est le blues, ma musique de prédilection. Avec Albert King par exemple, et Buddy Guy, à l’époque où il jouait avec Junior Wells ».

Cette proximité avec les rêveurs, ce goût pour tout ce qui est nouveau, voire insondable, nourrissent Alex Webb depuis ses débuts. C’est ainsi qu’il prend la rue, déambulant, explorant, laissant son regard et son appareil photo le guider vers ce qu’ils veulent bien lui laisser entrevoir. Il croit en la spontanéité et dans ce processus intuitif qui le mène vers l’inattendu. Ouvert, il attend l’intrigue, attiré par les lieux emplis de paradoxes, de conflits culturels, d’énigmes, de complications urbaines. C’est son rôle : poser des questions plus qu’apporter des réponses. Mais Alex Webb pose toujours ces questions en couleurs, vives et brutes, comme pour montrer la voie vers une issue positive, une meilleure compréhension entre les peuples, cultiver la différence, pourquoi pas la fin des injustices sociales, la paix. C’est un rêve de photographe, et peut-être moins de peintre, là est la différence.

Un lieu, un livre

À ce jour, Alex Webb, qui collabore régulièrement avec les plus grands journaux, comme le New York Times Magazine, Time ou Geo, a publié onze livres, dont Hot Light/Half-Made Worlds, Under a Grudging Sun, Dislocations, Crossings, Istanbul, The Suffering of Light. Le petit dernier s’intitule La Calle : Photographs from Mexico, publié par Aperture à l’automne 2016. Il rassemble une sélection de photographies réalisées durant quarante voyages au Mexique entre 1975 – année où il est entré à la prestigieuse agence Magnum – et 2007. Magnifique documentation d’un pays complexe, instable et sublime à la fois, pour lequel le photographe semble vouer une passion viscérale. On retrouve dans ces images, dont certaines sont ultra célèbres, le style propre à Alex Webb : mouvements, scènes ordinaires mais extraordinaires juxtaposées, jeux de composition, ombres portées, et quelques éléments récurrents, comme les embrassades et la barbe-à-papa. Tendre. Citons parmi les plus connues : Nuevo Laredo, Tamaulipas, 1996 ; León, Guanajuato, 1987 ; Tehuantepec, Oaxaca, 1985 ; Boquillas del Carmen, Coahuila, 1979.

Dans cet inventaire, un dénominateur commun : chaque ouvrage est dédié à un pays ou un lieu. Peu de sujets journalistiques traditionnels. Quelque chose qu’il ne s’explique que par l’instinct et un rapport avec sa propre vie. « Mes choix de projets peuvent sembler incohérents, du moins de prime abord. Mon processus de sélection est semblable à celui que l’on applique dans la vie, pour prendre des décisions : quelque chose se passe et on réagit. Comme je l’ai déjà évoqué, mes premiers voyages à Haïti et à la frontière mexicaine sont nés de mes lectures de Graham Greene, et notamment de ses romans Les comédiens et Routes sans lois. En outre, je me sentais de plus en plus mal à l’aise à travailler aux États-Unis. Mes photos de paysage social devenaient fades. Elles détenaient sans doute de l’ironie, mais ne renvoyaient plus rien. Je devais passer à autre chose. J’ai fini par découvrir ce que je cherchais sous les tropiques. J’y ai trouvé une vision, une façon de répondre à l’énergie brute de la vie, celle qui se vit sur les marches et dans la rue. Très rapidement, poussé par la lumière intense et les couleurs éclatantes des lieux, j’ai commencé à travailler en couleur. Cette façon de voir la couleur est probablement ce que j’ai vécu de plus important, en tant que photographe. Mes travaux sur la Floride sont nés de mon séjour à Miami, où je patientais en attendant un apaisement des troubles à Haïti. C’est à cette époque que j’ai commencé à observer la Floride, cet Etat étrange et complexe, avec sa culture des loisirs et ses nouveaux immigrants. Mon passage dans les Caraïbes a donné lieu à mes projets cubains. Le concept des frontières m’intrigue depuis que je suis allé à la frontière américano-mexicaine. Istanbul, sujet d’un autre projet encore, représente également un type de frontière, entre l’antique et le contemporain, l’islamique et le séculier. Au sein même des États-Unis, je commence ces temps-ci à explorer de nouvelles frontières, telles que celles que l’on ressent à Brooklyn par exemple, d’un quartier à l’autre, selon les groupes ethniques ».

Si Alex Webb a parfois capturé l’existence en noir et blanc, dans ses premiers travaux ou dans Memory City (2012), série sur Rochester dans l’Etat de New York réalisée en compagnie de Rebecca, la couleur a toujours eu sa préférance. Inimitable pellicule Kodachrome, qu’il a utilisée pendant trente ans. Aujourd’hui, sa création est plus que jamais liée à celle de sa femme. Ils terminent ainsi leur prochain livre, à paraître au printemps 2017, intitulé Slant Rhymes, série de photographies qui illustrent la relation entre leurs photographies publiées sur Instagram et leur penchant pour les moments irréels et surprenants. « Je me suis lancé dans de nouvelles entreprises, ajoute-t-il. Je travaille à un ouvrage collaboratif sur Brooklyn avec Rebecca. Je parcours ces rues depuis quelques années et j’y rencontre une multitude de cultures. C’est un peu comme si je retraçais le chemin d’une trentaine d’années passées à prendre des photos à travers le monde, mais au lieu de voyager en avion, je me déplace en métro. Entre temps, Rebecca photographie notre voisinage immédiat, à Prospect Park et dans les jardins Brooklyn Botanical Gardens ainsi qu’aux alentours. Nous pensons à un livre qui s’intitulerait The City Within, car Brooklyn était autrefois une ville en elle-même. Rebecca capture la cité dans la cité, c’est-à-dire notre petit quartier qui se trouve au cœur du quartier de Brooklyn. Chaque projet est comme un voyage. Mais au départ, je ne sais jamais comment il va se terminer ».

Chacun qui connaît Alex Webb garde au fond de lui l’une de ses photographies. Voire plusieurs. Il y a la préférée, la deuxième préférée, et ainsi de suite. Elles se débattent sur les bancs d’écoles, dans les rédactions de journaux. Chacun a ses arguments. Comme s’il avait assisté à la prise de vue. Comme s’il avait fait partie des scènes, aux quatre coins du monde. Une sorte de projection. Un jeu de pistes. Un jour, d’ailleurs, Alex Webb a dit : « Dans une certaine mesure, je joue avec le monde. Mais c’est un jeu discipliné ». C’est un jeu qui en vaut la peine, parcourir la planète et rendre compte des tribulations des hommes. Faire comprendre, interroger, faire espérer. Quand Alex Webb n’est pas en voyage, à observer les autres ou à travailler, expatrié à Cape Cod, il lit des romans policiers et mystérieux, ou rit devant Trevor Noah, le nouveau présentateur du célèbre programme satirique The Daily Show, parce que « l’humour est un élément essentiel de la survie ». S’émeut. La Syrie, le Moyen-Orient en général, terre d’interminables conflits. Et surtout s’indigne. « Je suis consterné que tant de nos citoyens puissent soutenir un homme comme Donald Trump, qui n’est qu’un populiste narcissique ».

Jonas Cuénin

 

Alex Webb
Du 17 mars au 20 mai 2017
A. Galerie
25 rue du Page
1050 Bruxelles
Belgique

http://www.a-galerie.be/

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