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Les collections de photographies documentaires au tournant du XXe siècle

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À la fin du XIXe siècle, quelque cinquante ans après l’invention de la photographie, la production d’images connaît une croissance exponentielle dans les pays industrialisés. Tandis que la pratique photographique se démocratise avec l’avènement de la plaque sèche et du support filmique, de nouveaux moyens de reproduction photomécanique permettent de multiplier les illustrations à moindre coût dans des imprimés toujours plus nombreux. Les historiens tentent aujourd’hui de prendre la mesure de cet essor, d’en comprendre la signification et son impact sur les sociétés. De multiples aspects sont concernés, de l’expansion des pratiques amateurs aux mutations de la presse illustrée, des constructions symboliques de l’identité, du lointain ou de l’histoire à l’essor des sciences humaines, favorisé en maints domaines par celui de la photographie. Mais la confrontation au nouveau régime de la profusion photographique a également eu de fortes incidences sur les institutions patrimoniales, musées, archives et bibliothèques, et sur les modes de collection des images, qui se sont vus transformés en profondeur. Si pendant ses premières décennies, en effet, la photographie avait pu être confinée dans l’espace restreint du cadre, du panneau mural, de l’album ou de l’atlas, sa propagation pose rapidement la question de réceptacles plus larges, et nécessairement distincts du modèle d’accumulation des livres aussi bien que de celui des œuvres d’art. Elle entraîne en particulier l’apparition, au tournant du XXe siècle, de collections d’un nouveau type : ce que l’on appelle alors les “musées des photographies documentaires”, dont l’une des missions est précisément d’organiser et de donner un sens à la production pléthorique et désordonnée des images.

Dès la fin du XIXe siècle, clubs et journaux spécialisés relaient des appels à exploiter collectivement le potentiel documentaire de la photographie. En Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, mais aussi en Suisse, en Italie, en Pologne, en Russie ou aux États-Unis, des campagnes de prises de vues sont lancées au sein des associations d’amateurs afin d’inventorier, de valoriser ou de préserver par la photographie le patrimoine historique et les traditions locales. À cet élan collectif de production documentaire répond un besoin symétrique de création de structures capables d’accueillir et de canaliser ces nouveaux flux d’images, d’archiver et de comprendre le visible à travers une conservation organisée des photographies. L’histoire bouillonnante de ces institutions, entre 1885, année du premier appel du Britannique William Jerome Harrison, et 1906, date du premier (et dernier) Congrès international de la documentation photographique à Marseille, est redécouverte depuis peu à la faveur d’une série de recherches menées dans différents pays. En rassemblant plusieurs de ces études, le présent dossier se propose de resituer l’avènement des musées des photographies documentaires et des collections visuelles apparentées dans une perspective transnationale.

Le terme générique de “photographies” utilisé en titre recouvre en réalité des objets fort divers. Dans ces collections se côtoient toutes sortes de phototypes, négatifs sur verre, sur film ou sur papier, tirages sur supports variés, plaques de projection, autochromes, mais aussi nombre de cartes postales ou de coupures de presse illustrée – formes imprimées de la photographie qui, loin d’être secondaires, dominent certains de ces fonds, à l’instar du Répertoire iconographique universel de Paul Otlet et Ernest de Potter. C’est bien la photographie dans toute sa pluralité que les musées des photographies documentaires ont cherché à prendre en compte, même si cette diversité de matériaux, de formes et de statuts va certainement constituer l’un des principaux obstacles à leur reconnaissance institutionnelle. Autant en effet l’homogénéité apparente de la collection d’autochromes des Archives de la planète a contribué à la pérennité et à la valorisation de l’ensemble, autant l’hétérogénéité des supports collectés à Paris, Bruxelles, Genève ou Lausanne n’a fait que renforcer le statut incertain longtemps accordé à la photographie dans les archives d’institutions patrimoniales, notamment les musées.

L’histoire de ces collections est, de façon générale, l’histoire de tentatives souvent inabouties et dont il ne subsiste aujourd’hui que des traces extrêmement parcellaires. Nous postulons néanmoins que ces projets représentent un moment fondamental de l’histoire de la photographie. Alors que la seconde grande vague de création de “musées de la photographie” à la fin du XXe siècle valorisera, sur le modèle du musée d’art, la rareté, l’image exceptionnelle, et tendra à privilégier le tirage argentique sur toute autre forme de support, les musées des photographies documentaires se confrontent très directement à la nature profuse et hétérogène de la photographie et à l’indétermination de son statut. Bien avant que ne se propage l’idée d’“iconothèque” ou de “photothèque” – catégories qui ne s’imposeront que dans l’entre-deux-guerres –, puis celle de “banques d’images” – qui en entérinant une nouvelle pensée de la collection photographique comme ressource économique, tendra à son tour à homogénéiser les images, ici sur le modèle de l’argent –, ces musées représentent la première tentative de concevoir des structures patrimoniales à même d’accueillir la photographie dans sa pluralité. Il s’agit alors pour eux de donner sens à la masse en l’organisant plutôt qu’en la réprimant ou en la filtrant.

Estelle Sohier, Olivier Lugon et Anne Lacoste

Estelle Sohier, Olivier Lugon et Anne Lacoste sont historiens et professeurs d’université à Paris, en France. Ce texte est paru dans le numéro 1 de la revue Transbordeur.

 

Transbordeur – Photographie, histoire, société
Numéro 1 – Dossier Musées de photographies documentaires
Dirigé par Estelle Sohier, Olivier Lugon et Anne Lacoste
Publié par Editions Macula
236 pages
29 €

http://editionsmacula.com/livre/121.html

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