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Miron Zownir, Berlin Noir

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À partir du 25 mars, la galerie Hardhitta à Cologne présente une nouvelle exposition consacrée à l’un des photographes des plus radicaux de notre époque, Miron Zownir.

Il existe diverses façons d’aborder les images du photographe allemand Miron Zownir. On peut les voir comme des produits d’un essuie-glace en marche, synchronisé à l’obturateur d’un appareil photo. Il pourrait s’agir d’une voiture-épave, aux vitres maculées de boue et de crasse. La comparaison se tient, car elle nous indique que c’est le photographe qui braque ses phares vers les recoins sombres, et que c’est uniquement par son biais que nous les découvrons. Et comme tout bon laveur de vitres, il travaille avec soin, affront et exhaustivité. Aussi ingrates que l’on puisse trouver les circonstances de la situation dévoilée, Zownir nous donne à voir le cœur de la ville à travers ses fissures. Il nettoie les vitres boueuses à coups de griffes. Il nous fait passer par des voies secrètes, nous faisant prendre connaissance d’activités que personne d’autre ne montre. Ses sujets appartiennent au royaume des ombres, aux repaires grouillants de vie des morts. Grâce à lui, nous regardons au plus profond des lieux humains, et comme nous n’en avons qu’un aperçu à travers d’étroites fentes, notre regard est incrédule, alerte, notre souffle court, nous consacrons toute notre attention à percevoir le moindre détail plus intensément. Zownir nous prend par la main pour nous entraîner dans un monde jusque-là inconnu.

Mais une meilleure porte d’entrée à mon sens est celle de la criminologie. Il ne serait pas erroné de supposer que Zownir, grâce à son travail inlassable, est parvenu à découvrir quelque chose qui n’était pas censé être mis en lumière. La ville, l’homme, l’humanité, tout ce qu’il nous montre, aurait pu se passer presque sans bruit, comme autant de plaintes classées sans suite et de cas non résolus. Le fait que le Berlin d’aujourd’hui, par exemple, soit confronté à ses vieilles habitudes, on le doit en grande partie à la ténacité de Miron Zownir. Non seulement ce photojournaliste solitaire nous montre-t-il ce qu’il s’est vraiment passé, et comment, et de quoi il s’agissait, mais il s’applique aussi à en déconstruire les rouages. Il ne se contente pas de laisser tranquille ce qu’il observe, car il a fréquenté lui-même ces lieux sombres, fait la connaissance de ces gens dans leurs cellules. Et à présent il est leur principal témoin. Même s’il voulait répondre à l’accusation, pour défendre l’accusé, la démarche, pour honorable qu’elle soit, serait de peu d’utilité dans ce cas ; les preuves sont trop accablantes, la conspiration a été découverte.

Les tentatives de changer les criminels en victimes et les victimes en criminels sont futiles. Zownir fait parler ses témoins silencieux, ses images sont incapables de parjure. Les photos de Zownir sont des preuves à charge. Le photographe, témoin contemporain, s’est si profondément impliqué dans son sujet qu’il se retrouve violemment accusé, à tout le moins d’être un menteur et un fauteur de trouble. Ce que nous appelons grandiose et majestueux, ses détracteurs l’appellent provocant et embarrassant. Ce que nous trouvons splendide, approprié et vrai dans ses photographies, d’autres en dénoncent l’ignominie et l’indécence. Ils veulent mettre le témoin sur le banc des accusés. Ils veulent gauchir les faits et faire arrêter le photographe. Mais ce dernier est bien trop à l’aise avec son matériau pour laisser la moindre prise à ces accusations. L’appareil photo autour du cou, il semble bien informé et prêt à collaborer pour établir les faits, par sa créativité. Chaque preuve vivante doit obtenir justice artistique.

Il ne s’agit pas d’une ville inoffensive, à l’image de son nom pittoresque. Oh non, Berlin a sa face sombre. Elle a le cuir éraillé et couvert d’hématomes. Berlin est abîmée, lubrique, indomptable. Les nuits sont étouffantes, irrésistibles. Ses habitants sont ébahis et débauchés.

Comme les images-chocs sur les paquets de cigarettes, les photos de Miron Zownir devraient être affichées en grand sur les murs, imprimées dans les manuels scolaires, car elles montrent inlassablement à quel point la ville trempe dans les machinations, sans une once d’innocence. Le travail de Zownir nous apporte clarté et perspicacité. On dirait une campagne d’affichage globale. Ce sont des dépositions de témoins qui crient à tort et à travers, où chacun accuse l’autre. Ce sont des documents qu’on aurait préféré garder sous clé, loin des regards. Certains les trouvent répugnantes, ils sont perturbés par ces images et militent contre l’entêtement de Zownir, l’accusant de zèle subjectif, et prétendent que ces scènes n’existent pas. Pour eux, il n’est ni un héros ni un sauveur. Ils ne se hérissent pas d’indignation, ce sont les dénonciations contenues dans les images leur hérissent le poil. Mais Zownir n’accuse personne, il ne fait que soumettre ses photos à la défense de ses sujets. Bien sûr certains clichés sont extrêmes, et ressortent, comme des orifices brûlés par des balles. Mais il s’agit surtout de preuves apportant des informations importantes sur l’heure du crime, la chronologie des événements. Nous sommes entraînés dans un événement, nous sommes au cœur de l’action, dans le présent. Elles permettent de reconstruire avec précision une attitude particulière concernant la vie.

Les images nous aident à comprendre l’ampleur de ce qui s’est passé. Elles semblent suffisamment compromettantes. Le procès général semble être aisément et rapidement réglé, après un simple coup d’œil aux photos. C’est trompeur. Nous nous faisons berner. Nous avons à faire à des imbroglios disparates. Une fois que nous acceptons ces images, nous devenons complices, nous perdons pudeur et innocence. Le raisonnement de l’artiste est complexe, abouti et direct. Nous nous retrouvons confrontés à d’innombrables situations. Nous sentons que le photographe a sans nul doute vu davantage de choses que ce qu’il doit dire. Berlin est sans doute bien avisée de faire valoir son droit au silence. Alors qu’en d’autres occasions la ville est incapable de tenir sa langue. Le poids des preuves est écrasant. Les photos de Zownir sont incroyablement convaincantes, comme des taches, des éclaboussures de sang, des blessures de couteau, des griffures au visage. On peut parler aussi d’une nécessaire imperturbabilité photographique.

Et les preuves s’accumulent jour après jour. Berlin ne s’en sortira certainement pas indemne, elle n’avait pas prévu le rôle de Miron Zownir, elle se croyait intouchable. Quelle erreur ! C’est l’occasion de nous livrer de belles pièces à conviction. Ces images ne tournent pas autour du pot, n’essaient pas de s’en tirer habilement, ne mâchent pas leurs mots. Il n’y a pas la moindre tentative de justification, de suggestion ni d’excuse. Les images fournissent des renseignements d’une importance cruciale. Alors que d’autres se contenteraient d’appuyer sur le déclencheur, Zownir déchaîne des vagues d’indignation, il utilise son appareil comme un tueur à gages fait usage de son arme, et nous aide à comprendre. Et nous nous laissons volontiers embarquer dans son périple. Zownir veut que nous trouvions les coupables. Il sème délibérément des indices. Il veut être reconnu et jugé en tant que témoin à charge des temps, et il veut faire de nous ses complices. Nous ne pouvons plus (d’ailleurs nous ne le souhaitons pas) rester extérieurs à l’affaire, nous sommes poussés à observer ces scènes dont nous nous détournerions habituellement.

Si nous voulions composer un portrait de Miron Zownir, ce serait celui d’un photographe indépendant, un loup solitaire récidiviste. Il fournit un travail acharné et sans concessions, en lutte avec les caricatures de cette ville. Il connaît tous les trucs du métier et il est intraitable, il va au combat contre les optimistes et lâche ses images comme autant de petits chiens renifleurs exaspérants. Les rêves de Goya étaient hantés par des monstres ; Zownir quant à lui témoigne des monstruosités réelles avec les yeux grand ouverts. Il ne travaille pas incognito, il n’infiltre pas les milieux qu’il photographie. Il s’expose au danger de voir son identité reconnue : le photographe Miron Zownir. Il veut se démasquer, par ses photos, dans le meilleur sens du terme, et afin de récolter les fruits de son travail, il tombe sciemment en discrédit. Afin d’attirer le plus grand nombre, il fait de lui un criminel. Il ne peut résister à la tentation de souiller le lit bien fait. Pour apprendre à connaître Miron Zownir, il faut venir à sa rencontre dans une salle d’audience. Ses images attendent impatiemment d’être examinées, et après délibérations, il n’y a qu’un seul verdict possible : innocent sur tous les chefs d’accusation.

Peter Wawerzinec

Peter Wawezinec est un romancier, écrivain et poète allemand qui vit et écrit à Berlin.

 

Miron Zownir, Berlin Noir
Du 28 mars au 27 mai 2017
Hardhitta Galerie
Moltkestraße 81
50 674 Cologne
Allemagne

www.hardhittagallery.com

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