Rechercher un article

LaToya Ruby Frazier : « Ce qui me donne ma force ? La foi, l’espoir et l’amour »

Preview

En l’honneur du mois de l’histoire des femmes, L’Œil de la Photographie vous propose de redécouvrir cet entretien avec la photographe américaine LaToya Ruby Frazier, issu du numéro spécial Femmes de Musée Magazine, publié en novembre 2015.

En décrivant une de vos photographies issue de A Haunted Capital, vous avez expliqué que vous regardiez le Cosby Show étant enfant, pour échapper à la réalité de votre famille ouvrière dysfonctionnelle. À quel moment avez-vous réussi à vous réconcilier avec cette réalité, à l’accepter et à la décrire ?

LaToya Ruby Frazier : J’ai toujours été consciente de ma situation difficile, de notre position défavorisée. Je viens d’un endroit qu’on appelle « le bas-fond ». Braddock est construite sur une pente, et plus tu es situé haut sur la colline, meilleur est ton statut socio-économique. Grâce à la discipline de ma grand-mère Ruby, j’ai appris que la seule façon pour moi de m’élever sur l’échelle sociale, c’était l’instruction, à la fois à l’école et dans le domaine de la création. Lorsque j’ai rencontré mon mentor en photographie, Kathe Kowalski, à Edinboro University en Pennsylvanie, elle m’a encouragée à travailler sur Braddock, sur ma grand-mère, ma mère et moi-même. Tout cela a contribué à une réconciliation nécessaire pour entreprendre ce travail.

Le New York Times a dit que le sujet de votre livre The Notion of Family est « une ville de la “ceinture de la rouille” tombée dans l’oubli ». Comment décririez-vous les thèmes et sujets sous-jacents du livre ?

The Notion of Family est un livre-photo d’histoire, qui raconte le déclin de l’industrie sidérurgique et de l’économie, à travers le corps de trois générations de femmes afro-américaines (ma grand-mère, ma mère et moi). Les points d’intersection sont la sidérurgie, la pollution de l’environnement et l’inégalité face aux services de santé.

Vous avez commencé à jouer avec l’objectif en pleine adolescence. Quelle photographie de cette période a le plus d’importance pour vous aujourd’hui, et pourquoi ?

Pendant mes premiers cours de photographie, on m’a donné comme exercice de faire un portrait neutre, et j’ai choisi un de mes jeunes cousins comme sujet. Il était debout à côté de la maison, devant la cabane à outils, un ballon de basket sous le bras. Il portait une veste à carreaux trop grande et un baggy et dirigeait son regard pensif vers mon appareil photo. Quand j’ai vu à quel point il semblait maître de lui, j’ai appuyé sur le déclencheur. Quand j’ai montré l’image à toute la classe, le professeur a dit que c’était comparable au travail d’August Sander. Il pensait que j’avais tout intérêt à choisir la photographie comme matière principale. J’ai donc suivi un double cursus, en photographie et en graphisme, ainsi que quelques cours de communication verbale.

La photo de couverture de The Notion of Family semble être Shadow de la série « Momme Portraits ». Pourquoi en avoir choisi une version couleur ? Plus largement, comment avez-vous décidé de présenter certaines photos en couleurs et d’autres en noir et blanc, dans le livre ?

Le concept de cette couverture s’inspire de l’album photo familial, avec un revêtement en tissu qui donne l’aspect d’un livre d’histoire, des gaufrages argentés qui rappellent la sidérurgie, la couleur rouge rustique qui évoque les liens du sang et la rouille, et l’image en noir et blanc, Momme Shadow, 2008, qui met en avant la collaboration mère-fille ; cette ombre étrange annonce la perte et la texture de la tenture suggère la présence de l’industrie.

Beaucoup de photographes préfèrent photographier des sociétés en crise et des communautés aux disparités économiques problématiques en tant que simples observateurs, alors que pour votre part, vous étiez pleinement impliquée dans le processus. Comment avez-vous vécu cette dualité – photographe et sujet – dans le cadre d’un projet aussi intense et émotionnellement chargé ?

Le public et les lecteurs doivent comprendre que ce projet, c’est moi, ma transition de jeune fille à adulte. Et en cours de route, j’ai appris énormément de choses sur l’histoire de ma famille, sur ma culture, mon identité. Mon aspiration, l’espoir qui m’animait, c’était d’ajouter ma grand-mère, ma mère et mon grand-père à l’histoire de Braddock, pour m’assurer que leur vie et leur nom compterait. J’ai utilisé ce projet comme solution créative pour survivre. C’était une tentative pour humaniser une situation très difficile.

Vos photos sont de nature journalistique, documentaire : audacieuses, honnêtes et dures. Est-ce que vous cherchez à provoquer un certain inconfort chez les spectateurs ? Quel message ou impact espérez-vous avoir avec The Notion of Family ?

Mes images sont influencées par la photographie sociale du début du XXe siècle, représentée par Lewis Hine et Jacob Riis, la photographie documentaire du XXIe siècle, avec Walter Evans, Dorothea Lange et Gordon Parks, le mouvement New Topographics des années 70, l’art conceptuel de la génération The Pictures dans les années 80, et par les peintres de la période baroque, comme Johannes Vemeer et ses tableaux de femmes. Mon travail n’a rien à voir avec le journalisme. Il s’agit de mon expression visuelle d’une Amérique post-industrielle internalisée. Mes photos sont un peu comme des tableaux vivants, occupant un espace entre le réalisme social et le surréalisme.

Le message que j’espère faire passer, c’est de provoquer une prise de conscience chez le spectateur : pour lutter contre le racisme et la ségrégation dans le cadre de l’embourgeoisement de la « ceinture de la rouille », il faut bien comprendre que les endroits comme Braddock n’ont jamais été des villes fantômes. Des familles entières y ont vécu pendant des générations après la chute de l’industrie sidérurgique, sans aucune aide – ni de la commune, ni de l’état, ni du pays. Ils ont été privés de services sociaux, de leurs droits les plus basiques. Et ce sont ces personnes qui peuvent proposer des solutions créatives pour construire l’avenir de la « ceinture de la rouille ».

Comment décririez-vous ce que vous rêvez que Braddock devienne ?

Mon rêve serait que Braddock devienne une ville qui offre l’égalité des chances pour tous ses habitants, un endroit qui affronte son passé de racisme et de ségrégation, afin de permettre à sa communauté de panser ses plaies. Une ville bien équipée en termes de ressources et de développement. Une municipalité qui respecte ses anciens et offre un amour inconditionnel à ses concitoyens. Un Braddock qui lutte contre la pollution de l’environnement et les produits toxiques, pour la santé et le bien-être de ses habitants.

Votre grand-mère et votre mère ont combattu avec ténacité le cancer, votre arrière-grand-père adoptif est resté cloué à son fauteuil roulant à la fin de sa vie, et vous avez subi de graves crises de lupus. Malgré toutes ces épreuves, vous réalisez de grandes choses. D’où vous viennent votre force, votre motivation, dans ces moments difficiles ?

La foi, l’espoir et l’amour.

La plupart de vos photographies attestent des épreuves et des accomplissements des deux femmes les plus influentes de votre vie. Est-ce que vous vous verriez travailler à un projet sur les femmes en général et les inégalités liées au genre ?

Chaque jour en tant que femme noire qui se bat pour la justice sociale, l’art, l’éducation, la santé, le bien-être et l’égalité des chances pour les personnes marginalisées par l’embourgeoisement de la ceinture de la rouille, je fais déjà partie d’un grand projet sur les femmes et les inégalités liées au genre.

Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis l’obtention des bourses du Guggenheim et de TED2015 ? Sur quels genres de projets aimeriez-vous travailler prochainement ?

Ces bourses m’ont permis de toucher un public plus large et ont fait entendre plus fort les nombreuses voix de l’histoire racontée par mon art. Je veux continuer à créer et à plaider en faveur des œuvres qui honorent et protègent la vie des habitants.

À quel point travaillez-vous vos images ? Dans un monde dominé par les téléphones équipés d’appareils photo et de multiples applications et logiciels de traitement de l’image, est-ce qu’il est difficile, en tant qu’artiste et en tant que professeur, de se contenter d’images non retouchées ?

En tant qu’artiste, je considère que l’esthétique doit être soutenue par le concept. The Notion of Family a été créé par le biais de mes observations et par une question existentielle : à quoi les portraits de Florence Owens Thompson [sujet de Mère Migrante de Dorothea Lange, NDT] auraient-ils ressemblé si elle s’était photographiée elle-même pendant la Grande Dépression ? Pour atteindre ce but, mon travail devait prendre en compte l’histoire de l’esthétique documentaire des années 30, l’argentique. Je suis tout aussi à l’aise avec la photographie qu’avec la performance ou le format vidéo. Je considère le développement des logiciels et des technologies de l’image comme des outils mis à ma disposition pour déconstruire et comprendre la société et l’époque dans lesquelles nous vivons.

Sans avoir reçu la moindre formation, votre mère s’est révélée une formidable co-auteure, photographe et modèle pour The Notion of Family. À l’inverse, vous avez étudié la photographie en profondeur. À vos yeux, est-il nécessaire ou non pour les photographes en herbe de suivre une formation ?

Cette collaboration entre ma mère et moi constitue une réponse directe au préjugé élitiste prétendant que les privilégiés ont le monopole de la connaissance et qu’eux seuls savent ce qui est le mieux pour les marginaux, les laissés-pour-compte. À travers notre collaboration, nous avons démystifié l’idée que seuls des gens de l’extérieur peuvent écrire l’histoire des pauvres. Nous avons jeté un pont entre la théorie et la réalité. C’était le défi que je m’étais lancé avec ce projet. Chaque projet photographique a ses difficultés propres, suivant le sujet et le contenu qu’il aborde. Je ne peux pas conseiller aux futurs photographes dans leur ensemble quel chemin emprunter. Mais je crois fermement que les expériences personnelles et le vécu sont des étapes vers la connaissance.

Propos recueillis par Andrea Blanch

Andrea Blanch est la fondatrice et l’éditrice en chef de Musee Magazine, une publication new-yorkaise dédiée à la photographie.

 

http://museemagazine.com/

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android