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Heide Hatry et ses défunts

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Heide Hatry (née en 1965) est une artiste néo-conceptuelle allemande basée à New York. Son travail, qui est souvent lié au corps ou utilise de la chair ou des organes animaux, a soulevé de nombreuses polémiques et certains critiques le considère comme horrible, répugnant ou cherchant le sensationnalisme à tout prix, tandis que d’autres saluent son talent d’artiste provocatrice. Depuis 2008, Heide Hatry rend hommage aux disparus en réalisant des portraits de crémation. Pour obtenir la ressemblance avec le défunt, elle utilise des cendres mêlées à des couches de cire.

 

Qu’est-ce qui vous a poussée à lancer ce projet ?

Lorsque mon père est décédé il y a 25 ans, lors de ce qui m’est apparu à l’époque comme un suicide, j’ai été dévastée, et il m’a fallu longtemps pour ne serait-ce que penser à lui sans éclater en sanglots. Puis, en 2008, l’un de mes amis proches s’est suicidé. J’avais du mal à croire que je n’avais pas compris qu’il se sentait mal au point de commettre l’irréparable. Non seulement j’étais inconsolable, mais toute la douleur enfouie liée à la mort de mon père a ressurgi. J’étais tétanisée par la douleur.

En Allemagne, les cendres des défunts doivent être enterrées, et je n’avais donc jamais été confrontée à l’usage consistant à conserver ou disperser les cendres des proches avant de venir en Amérique. Quelques semaines avant le suicide de mon ami, j’ai eu l’occasion de regarder dans l’urne contenant les restes de la femme d’un ami. Cette expérience m’a profondément touchée et, peut-être à cause de cela, j’ai soudain éprouvé le besoin de réaliser des portraits avec les cendres de mon ami et de mon père. Cela révèle sans doute certaines de mes motivations profondes en tant qu’artiste : le fait que je considère possible de vaincre la mort à travers l’art, ou que l’art a la capacité de guérir les pires souffrances émotionnelles. Mais en tout cas, rien qu’en ayant cette idée, qui m’est venue comme une sorte de révélation, j’ai commencé à sentir le calme descendre en moi. Dans les mois qui suivirent, et qui furent nécessaires pour trouver une méthode permettant de faire des portraits avec les cendres (comme je l’ai laissé entendre, je ne pouvais pas utiliser les vraies cendres, j’ai utilisé un substitut pour tester les techniques), j’ai établi un dialogue quasi constant avec eux, souvent à voix haute, et même en criant et en pleurant. Une fois les portraits réalisés, j’avais non seulement fait mon deuil, mais je sentais qu’ils étaient avec moi, d’une certaine manière, je sentais une présence qui dépassait le pouvoir de l’art. Je pense aux reliques de saints dans l’Église catholique, ou aux icônes à l’éclat modeste, qui sont souvent plus puissantes que les grandes œuvres religieuses, parce que les croyants savent qu’elles ont été bénies et se trouvent sous la protection de leurs Saints respectifs.

Comment choisissez-vous les gens pour qui vous voulez créer des portraits ? Est-ce que certaines personnes viennent à vous avec cette demande ?

Je n’ai pas choisi des sujets en particulier, si ce n’est que je parlais aux amis ou aux gens qui avaient perdu un être cher, et leur racontais mon expérience et celle de ceux pour qui j’avais fait des portraits. Mais je suis frappée de voir que, à une époque où de plus en plus de gens se font incinérer, nous nous retrouvons en compagnie des restes de défunts longtemps après le moment où il faut s’occuper d’urgence de la dépouille et même de la souffrance et du deuil, qui rendent souvent la réflexion impossible (ce qui nous pousse à adopter simplement les convenances sociales sans se poser de questions). Pour cette raison, je trouve que ma découverte arrive à point nommé, même si cela reflète évidemment notre héritage culturel, et peut-être même une tradition humaine primordiale. D’ailleurs le grand historien d’arts Hans Belting pense – et il n’est pas le seul – que les origines du portrait remplissaient exactement le même but que mon projet : garder les morts parmi nous tout en nous libérant l’esprit, et en relation avec les liens du groupe, pour que les défunts continuent d’exercer leur force sur nous par leur présence. Ce procédé me semble bien meilleur que de cacher les morts dans des urnes ou les disperser dans le vent. La mémoire vaut mieux que l’oubli, ça c’est la base de tout ce qui est important pour les humains.

Ce projet a-t-il accentué votre intérêt pour la mort en tant forme artistique ?

L’un des lieux communs sur l’art (et qui n’est pas forcément vide de sens) prétend qu’il s’agit toujours de la mort, que l’art doit son existence à la mort, de la même façon que le philosophe Jacques Derrida soutenait que ses écrits concernaient tous la mort. Et Buddha, avant bien d’autres, a affirmé, de manière assez paradoxale, que le sens de la vie est la mort. En un sens, il est plus difficile de ne pas s’intéresser à la mort que d’être totalement libéré de cette pensée. Mais puisque la substance même de Icons of Ash est la mort, d’une manière qu’on ne retrouve pas souvent dans l’art, et que dans une certaine mesure je me considère comme la voix de la mort, ou plutôt que je lui permets de parler d’elle-même, lui procurant une voix non influencée par l’histoire de l’art ou de la pensée, je suis profondément et très personnellement familière de cette “chose” vide et impersonnelle. Je pense que de ce fait une grande partie de la force tranquille de Icons of Ash vient du fait que nous ressentons la présence du néant, alors même que nous regardons quelqu’un que nous avons connu, aimé peut-être. La mort prend le visage humain qui lui a si longtemps manqué.

Pouvez-vous nous parler de votre méthode, du flux opérationnel lorsque vous créez une pièce de A à Z ?

J’utilise trois techniques différentes pour réaliser mes portraits de cendres, et j’ai dû expérimenter énormément pour les mettre au point. Pour mes expériences, j’ai en général utilisé des cendres d’animaux familiers qui n’avaient pas été récupérées par leurs propriétaires. La première technique – celle que j’ai mis le plus de temps à développer et à peaufiner – s’apparente à de la mosaïque et consiste à disposer une à une des milliers de particules sur une surface de cire afin de créer un portrait ressemblant à partir de photographies en noir et blanc choisies par la famille ou les amis pour ce travail. La différence évidente avec les mosaïques auxquelles on pense généralement, par exemple celles de Ravenne, c’est qu’ici les fragments ne sont pas visibles en tant que pierres individuelles, ce sont des particules minuscules, comparables à de la poussière ou des pigments, qui créent un relief subtil une fois disposées sur la cire.

Si vous deviez décrire votre démarche créative en un seul mot…

Amour.

Si vous pouviez donner un cours d’une heure sur n’importe quel sujet…

Comment suivre ses rêves.

Quel est le dernier livre ou film qui vous a inspirée ?

En général, je suis inspirée par la nature ou des expositions, mais le dernier livre qui m’a inspirée, c’est celui que je lis en ce moment : Death: an Interdisciplinary Analysis de Warren Shibles (Language Press, Whitewater, Wisconsin, 1974).

Quelle chanson de votre bibliothèque musicale écoutez-vous le plus souvent ?

Black Star de David Bowie, chantée par Amanda Palmer et Anna Calvi.

Comment aimez-vous votre café ?

Beaucoup de lait d’amande mousseux avec quelques gouttes d’expresso.

 

Propos recueillis par Hallie Neely

Hallie Neely est une écrivaine spécialiste de la photographie résidant à New York.

 

Heide Hatry : Icons in Ash: Cremation Portraits
Du 8 décembre 2016 au 12 mai 2017
Ubu Gallery
416 E 59th ST
New York, NY 10022
États-Unis
http://www.ubugallery.com/

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