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Réflexion sur les photographies d’Irving Penn : Cigarette N°37, New York, 1972

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Pour commémorer le centenaire de la naissance d’Irving Penn, le Metropolitan Museum of Art a inauguré depuis le mois d’avril une grande exposition pour célébrer un des photographes les plus marquants de notre époque. Riche de plus de 200 tirages (pour la majeure partie issus d’un récent don de la Fondation Irving Penn), cette rétrospective est la plus complète à ce jour et explore toutes les périodes de la carrière prolifique de Penn, qui a œuvré durant soixante-dix ans. Après New York, l’exposition entamera une tournée internationale, avec un premier arrêt en France en septembre, au Grand Palais.

La publication du livre qui l’accompagne, Irving Penn : Centennial, est une occasion en soi. Non seulement il offre la plus grande sélection de photographies de Penn jamais compilée, y compris des travaux qui n’avaient encore jamais été publiés, mais également des essais présentant une perspective intellectuelle pleine de fraîcheur sur cet artiste très secret et sur la personnalité de l’homme derrière les photographies magnifiques. Le livre et l’exposition ont été conçus et co-organisés par Maria Morris Hambourg, qui a fondé le département photographie du Metropolitan en 1992 et connaissait personnellement Penn, et Jeff L. Rosenheim, le commissaire d’exposition actuel de ce même département.

On a demandé à chacun des deux curateurs de sélectionner trois images de l’exposition et de livrer leurs réflexions au rédacteur en chef et directeur de la création du magazine Luncheon, Thomas Persson. Les entretiens retranscrits ici fournissent un aperçu fascinant sur les circonstances dans lesquelles ces photographies ont été prises, et sur le processus créatif de l’artiste. Marlene Dietrich, un indigène de Nouvelle-Guinée, une femme nue et une nature morte destinées à Vogue, un poissonnier à Londres, deux mégots de cigarette… Les sujets de Penn sont variés et entraient tous dans son récit du monde, soulignant son talent inné pour raconter des histoires, comme ces quelques pages nous le montrent.

Aujourd’hui, nous vous présentons la sixième et dernière partie de cette série, avec quelques commentaires de Maria Morris Hambourg sur Cigarette N° 37, New York, 1972.

 

Thomas Persson: Quelle a été la réaction de la critique lorsque la série Cigarettes a été présentée au MoMA en 1975 ?

Maria Morris Hambourg: Ce fut la surprise et l’incompréhension. Tous les photographes, même ceux qui avaient un style différent, reconnaissaient en Penn un grand maître, un artisan extraordinaire. Personne n’était doué comme lui pour créer une image parfaite en termes d’éclairage, de couleur, de composition et d’allure. Comme il était un pilier de Vogue et une grande figure de la photographie publicitaire, les photographes professionnels s’attendaient à une culmination, à une sélection du meilleur des images auxquelles Penn les avait habitués. D’autres visiteurs ont vu uniquement le sujet, ce qui les a horrifiés. Par rapport à de vraies cigarettes, les mégots étaient monstrueusement agrandis, si bien qu’il n’y avait que quatorze images encadrées dans la pièce et rien d’autre. Aucun moyen d’y échapper, uniquement des cigarettes alignées : « ennuyeux ». Un ramassis de mégots tachés s’effritant, le pire détritus du caniveau présenté sous forme d’exquis tirages nichés dans le Saint des Saints, le Museum of Modern Art ! Penn, avec beaucoup de clairvoyance, n’offrit que très peu d’indices sur leur signification. Il a dit « Mon goût pour le matériel me pousse à chercher des sujets qui prenne le meilleur parti de leurs possibilités. » En d’autres termes, c’était de l’art pour l’art. Et c’est ce qui avait plu au commissaire d’exposition, John Szarkowski, parce qu’il aimait ces tirages au platine, l’aspect formel de ces images et leur mutisme. Au cours de la décennie précédente, Penn s’était attaché à maîtriser l’art du tirage au platine et au palladium, dans sa chambre noire personnelle. Il essayait de trouver une façon de moduler la tonalité des photos, de la construire peu à peu, comme en gravure. Il voulait aussi produire des images qui laissent la place à l’imagination, à la fois la sienne et celle de l’observateur. (L’impression des Nus en tirage argentique avait été une première grande étape dans cette quête.) Il cherchait aussi à obtenir quelque chose de plus tactile, un tirage où l’image pourrait être imprimée sur une surface plus épaisse, avec du relief, presque, et plus d’atmosphère. Le résultat a donné ses platines appliqués à la main, qui sont très différents de tirages argentiques noirs et blancs traditionnels. Ce sont des objets sensuels, attirants. Imprimer des mégots de cette manière revient presque à une contradiction des termes, cela les rend immédiatement ambigus. Et puis il y a la manière dont il les a disposés. À première vue ils semblent austères, neutres, mais ensuite, de cette présentation très contrôlée émerge le caractère de chaque cigarette. Certaines dansent, d’autres vont de l’avant, certaines pleurent.

Thomas Persson: Oui, elles sont charmantes, presque comme de petites silhouettes humaines…

Maria Morris Hambourg: Tout à fait ! Absolument. Penn a dit : « En ce qui me concerne, la nature morte est une manière de représenter les gens. Ils sont en arrière-plan, simplement l’appareil photo ne fait pas la mise au point sur eux. » Il cherchait dans le monde des preuves de vérités cachées. Un visage, une posture peuvent dévoiler toute une vie.

Cette nature morte de ses débuts, avec deux verres à liqueur et deux cigarettes, l’une tachée de rouge à lèvres, est le portrait d’un couple en pleine conversation après le dîner. Si l’on transpose cette interprétation vingt ans plus tard, on peut considérer que Penn regarde ces cigarettes de la même façon : ce sont des preuves de vie, qui parlent à leur place : elles s’affaissent, elles se tiennent bien droites, elles communiquent, font preuve de résilience, forment des familles, et ainsi de suite. J’ai rencontré récemment à Amsterdam un des assistants de Penn qui avait pris part à la série Cigarettes. À l’aide d’une pince à épiler, il était chargé de remplir soigneusement une boîte à collection tapissée de papier de soie avec des mégots. Penn lui avait donné l’instruction de laisser les mégots intacts, avec les restes de tabac brûlé, la saleté du trottoir ou les plumes de pigeons qui avaient pu s’y coller. Je lui ai demandé comment Penn choisissait parmi ce qu’il rapportait. Il m’a répondu « Oh, Penn ne voulait que ceux qui avaient du caractère. » Pas ceux sur lesquels on avait roulé ou marché ? « Non, non, le caractère devait être intact ».

Thomas Persson: C’est une idée vraiment incroyable de prendre quelque chose que personne ne regarde, dont personne ne se soucie, comme des mégots de cigarette, et les élever au plus haut niveau artistique, par le biais de la photographie. Traiter avec tant de dignité quelque chose que tout le monde considère sans valeur… J’ai toujours trouvé qu’il y avait un aspect presque bouddhique dans la démarche.

Maria Morris Hambourg: J’allais faire la même remarque. Ces sont des images zen. Mais à l’époque personne n’a compris, je crois.

Thomas Persson: Dans votre livre, Maria, vous avez brillamment souligné le fait que ces photographies ont été prises dans les années 70, à une époque où le crime et la corruption faisaient rage à New York. Ce n’était pas une période glorieuse. Et on dirait qu’avec ces images de cigarettes, Penn tend un miroir à New York et à l’Amérique tout entière.

Maria Morris Hambourg: Oh, je pense que cela ne fait aucun doute. J’ai toujours vu ces images comme des pierres tombales : pour la ville de cette époque, pour Big Tobacco, pour tous ceux que le tabac avait anéantis. Penn a fait des publicités pour Lucky Strike et Old Gold dans les années 50, mais lui-même haïssait le tabac. Le lobby de la cigarette était terriblement puissant et maîtrisait parfaitement la désinformation, mais même avant le rapport du ministère de la Santé établissant un lien entre les cigarettes et la maladie (1964), Penn s’était promis de ne plus travailler pour l’industrie du tabac. Je suis sûre qu’il prenait ce problème à cœur. Son père ainsi que son mentor Alexey Brodovitch, tous deux grands fumeurs, sont morts de cancer, et New York croulait sous les ordures et les crimes, les policiers étaient corrompus… C’était une époque sombre. J’ai emménagé à New York en 1971 et je me souviens combien la ville était pouilleuse, les trottoirs couverts d’un tapis de mégots. C’était une grande ville, mais à ce moment-là, elle agonisait. Ces mégots, ce sont des pièces à conviction. Et seul Penn a su voir comment les pièces du puzzle s’emboîtaient.

 

Thomas Persson est rédacteur en chef et directeur de la création de Luncheon. Maria Morris Hambourg est commissaire d’exposition et a créé le département de photographie du Metropolitan Museum of Art de New York.

 

Irving Penn : Centennial
Du 24 avril au 30 juillet 2017
The Met, Gallery 199
1000 5th Ave
New York, NY 10028
États-Unis

http://www.metmuseum.org/

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