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L’œil existe à l’état sauvage

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Les éditions Delpire publient un magnifique livre consacré à la carrière du célèbre éditeur Robert Delpire et à ses relations avec ses contributeurs. Nous vous proposons une sélection de textes écrits par lui-même.

Ce n’est pas moi qui le dis. C’est André Breton. Il parle de peinture, mais la formule reste valable si on l’applique à la photographie. Et s’il faut citer un nom pour l’illustrer, c’est sans doute celui de Koudelka qui semble le plus approprié.

Sauvage, pourtant, c’est vite dit. Derrière ou par-delà ce personnage que les médias décrivent – les sacs à dos et de couchage, le lait et le pain quotidiens, l’ascèse et la frugalité, l’exigence de contrôler tout ce qu’on dit ou qu’on écrit, le paradoxe aussi de refuser le travail à façon comme s’il vendait son âme à qui lui donne un ordre –, par-delà ce mythe exagérément réducteur que j’ai vu se constituer petit à petit, année après année, derrière ce Koudelka qu’on pourrait dire public s’il ne l’était si peu, il y a un homme que ses amis appellent Josef. Ce Josef-là n’a rien à voir ou presque avec l’image stéréotypée qu’en donnent les gens de plume dans la hâte qu’ils ont à mettre l’homme au pinacle et en boîte une paire de godillots terreux et usagés, assortie d’une étiquette du genre « chaussures de route d’un exilé tchèque en passe d’entrer dans la légende ».

La mort court dans ses images et le tragique le plus quotidien sourd de chacune de ses planches-contacts. Pourtant, parler à son propos d’un certain Josef K. n’a pas le moindre sens pour qui l’a vu ripailler, festoyer, siffler Slivovitz comme Volvic, jouer de la cornemuse aux anniversaires, éclater d’un rire à faire trembler les verres en découvrant les dents courtes d’un carnassier jamais rassasié, pour qui l’a vu lancer Lucina au plafond – mais oui, il a une fille. Lucia, direz-vous, c’est la lumière ?… et vous aurez vu juste – pour qui l’a vu vivre heureux, joyeux et triste, charmeur et insupportable, chaleureux toujours, modeste aussi, éclatant d’énergie.

Sauvage, sauvage, c’est vite dit. Quand on sait que, derrière cette frénésie muette à accumuler des images, il y a un sens de l’organisation du temps, un souci constant d’améliorer ce qu’il a déjà fait, une véritable science du classement, une aptitude à croiser les pistes et à comparer les résultats ; quand on sait qu’il a, non pas tant la conscience précise de ce qu’il exprime mais une intense volonté de faire ce qu’il doit faire : voir, encore et toujours, et garder ce qu’il voit, le fixer dans une forme qui est la sienne et selon des thèmes qui s’organisent et se précisent avec le temps qui passe.

Sauvage, ce Josef-là ? Moi, il me fait penser à ces bâtisseurs sans nom, à ces architectes sans titre qui ont parsemé le monde de chefs-d’œuvre, miracles d’intelligence de la fonction et d’adéquation au lieu. Josef est de cette race-là. De ceux qui ne se posent pas de question d’éthique ou de symbolique mais qui ont en eux, profond, vivace, toujours présent et jamais formulé, un sens des proportions, des matières et de la lumière qui les mène inconsciemment à la juste construction : le mot est le même pour une maison et pour une image.

Je crois n’avoir jamais donné à Josef la plus belle définition de l’art que je connaisse : « L’art, dit Claude Roy, c’est le plus court chemin d’un homme à un autre. » Dans la multiplicité des arts, la photographie (avec la musique) est peut-être un raccourci. Josef Koudelka, grand marcheur en terrains d’exil, est un familier de ces chemins-là.

Et ce Josef-là a beaucoup marché. Les gitans et la mélancolie, Prague et la furie. Il y avait, dans ces deux séries si précocement flamboyantes, tous les germes d’un talent d’exception, d’un talent qu’aucune contrainte ne peut entamer. Un talent qui ne peut que s’enrichir avec le temps.

Dès 1970, tout était écrit. Les expositions dans les plus hauts lieux. Les livres. Les distinctions du plus haut niveau : Grand Prix national et HCB Award. La notoriété comme une évidence, sans qu’elle change sa façon de marcher, de parcourir l’Est et l’Ouest, sans qu’on puisse dire si ce « Triangle noir », apocalyptique dans son délabrement, est de Bohême ou bien d’ailleurs.

Oui, tout est écrit. Ses convictions, ses émotions, il nous les livrera, rageusement, sans ménagement ni forfanterie. Car il sera demain comme il était hier, un homme libre.

Robert Delpire

Robert Delpire est éditeur, directeur artistique, commissaire d’expositions et fondateur de la maison d’édition éponyme. Il vit et travaille à Paris.

 

C’est de voir qu’il s’agit…
Publié par les éditions Delpire
35 €

http://www.delpire-editeur.fr/

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